Aminata Traoré et Boubacar Boris Diop : « Les turpitudes de la Françafrique à l’ère du terrorisme »

L’économiste Aminata Traoré et l’écrivain Boubacar Boris Diop, auteurs d’un ouvrage qui vient de paraître, débattent ici de l’imposture représentée selon eux par l’intervention française.

Patrick Piro  et  Erwan Manac'h  • 16 janvier 2014 abonné·es

Un an après le début de l’intervention militaire française au Mali, le président de la République vient d’annoncer le retrait partiel d’une partie des effectifs. Très critiques, Aminata Traoré, femme politique et économiste malienne, et l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop condamnent dans un ouvrage (voir encadré) la persistance de la Françafrique, notamment au Mali.

Pour François Hollande, l’opération Serval est « un succès reconnu », et « l’essentiel de la mission est accompli ». Est-ce votre opinion ?

Aminata Traoré : Le retrait était prévu, rien de nouveau, tout comme cette autosatisfaction. Notre lecture du bien-fondé de l’intervention, des responsabilités et de la situation réelle sur le terrain est bien différente. S’agissait-il de libérer le Mali des djihadistes ? Pour une grande majorité, ces désespérés, séduits par un discours sur l’islam et enrôlés par des forces extérieures, sont chez eux au Mali, ils se sont fondus dans la population. S’agissait-il de rendre au Mali son intégrité territoriale ? Les Touaregs du MNLA, qui revendiquent l’Azawad – près des deux tiers du territoire ! –, sont installés dans le nord, à Kidal. Les Français, qui les ont aidés en renonçant à leur alliance avec les djihadistes, les soutiennent et interdisent l’accès de la zone à l’armée malienne. Le MNLA est pourtant largement responsable de l’avancée des islamistes, il a déclaré la guerre à Bamako, dont on exige qu’il négocie avec cette faction qui ne représente qu’une infime partie de la communauté touareg, sans parler du reste de la population du nord du Mali ! L’immense majorité des citoyens ont aujourd’hui le sentiment d’avoir été trahis.

Boubacar Boris Diop : En Irak, Bush avait dit « mission accomplie, les combats sont terminés ». Je me méfie beaucoup de telles déclarations. Si l’on résume l’opération à faire dégager ceux qui coupaient des mains, obligeaient les femmes à se voiler, interdisaient aux enfants de jouer au football…, c’est bien, nul ne peut en douter. Mais, dès que l’on examine la relation à l’œuvre dans cette intervention, on est dans l’abomination néocoloniale classique. Au Rwanda, en 1994, on a tué 10 000 personnes par jour pendant plus de trois mois, et la France n’est finalement intervenue que pour exfiltrer les tueurs. Peut-on croire que l’opération Serval a été déclenchée parce qu’on ne supporte pas la vue du sang ? Aminata Traoré a été l’une des rares voix à s’élever au Mali. Pourtant, la société y a été beaucoup plus divisée qu’on ne l’a dit en France. Il existe un ressentiment réel dans la population.

A. T. : Il est arrivé à la France d’intervenir autrement dans des circonstances similaires, en détruisant des colonnes de véhicules, sans qu’il soit nécessaire d’envoyer 5 000 hommes sur le terrain. La France avait tous les moyens pour agir différemment. La situation s’aggravait depuis des mois. Dès lors qu’elle a été poussée à son extrémité, on justifie ensuite « qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’intervenir »…

La crise malienne est-elle représentative de la persistance d’un mode de relation néocolonial en Afrique ?

Des lettres contre l’imposture L’éditeur Philippe Rey a remis au goût du jour la pratique ancienne des échanges épistolaires en convainquant Aminata Traoré et Boubacar Boris Diop de développer leur pensée sur la politique menée dans leurs pays et sur le continent africain par le biais d’une vingtaine de riches adresses réciproques [^2].

L’exercice, ce n’était bien sûr pas prévu, est traversé par la crise malienne, qui domine l’ouvrage. Les auteurs nous en livrent un précieux éclairage critique, notamment sur « l’avant » et « l’après », peu traités en France, où le pseudo-succès militaire a supplanté une réflexion plus profonde. Une imposture que les auteurs dénoncent avec talent, comme un avatar de la Françafrique, pas morte.

[^2]: La Gloire des imposteurs, lettres sur le Mali et l’Afrique , Aminata Traoré et Boubacar Boris Diop, éd. Philippe Rey, 232 p., 17 euros.

B. B. D. : Il s’agit avant tout d’un problème entre la France et son ancien empire colonial. La crise malienne est une manifestation des turpitudes contemporaines de la Françafrique à l’ère de la lutte contre le terrorisme. Les politiques de gauche comme de droite, Hollande comme Sarkozy, ont exactement le même comportement : en Afrique, on peut tout faire, cela ne va pas nous coûter une seule voix dans l’électorat ! Les Anglais ne sont jamais intervenus au Zimbabwe ou au Kenya, les Portugais ne sont pas revenus sur le continent après leur révolution de 1974. La France en est, avec l’opération Sangaris en Centrafrique, à sa 50e intervention africaine depuis les indépendances ! Paris est bien esseulé au sein du bloc occidental, où les autres pays regardent son agitation d’un air narquois : c’est votre histoire, assumez-la ! La France doit enfin faire son examen de conscience et lever le tabou sur la question africaine, qui ne fait l’objet d’aucun débat.

A. T. : la France joue là sa propre survie. Dans le contexte de la mondialisation, elle reste dépendante de son ex-pré carré. Après l’avoir un temps délaissé, après la chute du Mur de Berlin, elle y revient en force, par les armes, à la faveur d’un nouveau discours articulé avec la lutte contre le terrorisme. Cette frénésie interventionniste cache un autre agenda : la sortie de crise française passe par le contrôle de l’uranium, du pétrole et d’autres ressources sur le continent.

Vous n’êtes pas nombreux à professer ces analyses dans vos pays…

B. B. D. : Nous ne sommes pas seuls, mais les autres voix discordantes n’ont pas autant de relais que les nôtres. Elles sont généralement contrôlées et n’appartiennent pas au cercle des décideurs politiques ou économiques.

A. T. : Les élites sont muettes parce qu’elles croient aux vertus du marché : pour gagner en compétitivité, il faut ouvrir nos pays aux investissements étrangers, et c’est pour les protéger que l’on part en guerre, voilà la logique ! Chez nous aussi on occulte le débat sur ces réalités nouvelles et graves, pour masquer la faillite lamentable des politiques économiques suivies scrupuleusement depuis trente ans par notre pays – le meilleur élève de la sous-région pour le FMI, la Banque mondiale et l’Union européenne. Résultat : la mise sous tutelle militaire et politique du Mali ! L’horreur absolue, c’est d’entendre nos élites juger « normal » que les entreprises françaises soient prioritaires sur nos marchés, puisque la France nous a libérés… Ce modèle en faillite, que l’on veut remettre en selle, il faut le questionner.

B. B. D. : Le mimétisme économique commence par le mimétisme culturel dans lequel se complaisent nos élites depuis l’époque coloniale. Et cela perdure avec la francophonie. Moi, je défends les langues de mon pays et je me l’entends reprocher en permanence : « Mais qu’as-tu donc contre le français ? » Quand on contrôle les esprits, on contrôle l’espace politique, donc l’économie.

Monde
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