« Au bord du monde », de Claus Drexel : Oubliés dans la nuit

Dans Au bord du monde , Claus Drexel construit des portraits de SDF à Paris.

Ingrid Merckx  • 23 janvier 2014 abonné·es

Paris, ses lumières… et ses sans-abri. La capitale est filmée dans ce qu’elle peut avoir de plus séduisant : une beauté nocturne presque romantique. Et dans ce qu’elle abrite de plus terrible : des gens qui dorment dehors, vivent dehors, sont installés dehors. Femme-couverture, homme-tente, homme-baraque. Non plus des ombres, des silhouettes, des fantômes, mais des visages, des personnalités, des histoires et, surtout, des cerveaux. Ils expriment des pensées sophistiquées, ces clochards, battant en brèche ce qu’on pourrait s’imaginer sur la dégringolade dont la rue semble être l’aboutissement, ou la cause. Contre la grille d’un parc, sous un pont, devant l’Arc de Triomphe, dans le métro, ils relatent le quotidien : ce qu’il y a dans la tente, combien il faut pour survivre, où se procurer des médicaments, comment habituer son corps au froid.

Mais ce qui surnage, c’est ce que cette femme dit du sommeil disparu : « On ne s’endort pas, on tombe. Comme si la lumière s’éteignait. » Ou cet homme qui confie n’avoir jamais pu se passer d’un sapin de Noël. Ou cet autre, ému de voir comment des moineaux entourent un pigeon mourant, et qui collectionne les coupures de presse traitant de découvertes médicales et d’économie : « Car s’il y a beaucoup de monde dehors, c’est pour ça… »

La raison pour laquelle ces personnes sont à la rue ne perce que par éclairs. Le film repose sur un bel équilibre entre qualité d’image – brume dorée irradiant des plans fixes –, qualité d’échanges – bienveillance du regard, alternance entre questions pratiques et questions essentielles – et qualité de montage : les portraits se dessinent comme on empile des éléments, comme on construit une relation. Claus Drexel parle hors champ, tutoie, mais jamais ne commente. Il ose : « C’est difficile, la sexualité à la rue ? Comment voyez-vous votre vie ? Qu’est ce qui vous rend le plus heureux ? » Au bord du monde va jusqu’en hiver. De la solitude vers la police. De l’intelligence vers l’égarement. De l’interrogation jusqu’à l’hébétude. À tel point que l’insupportable, au-delà de l’instant, c’est ce temps qui passe et ne change rien à l’affaire. Quatre ans dehors, sept ans dehors. Neige ? Croix-Rouge ? Enfants ? « Y’en a qui peuvent s’en sortir, le reste tombe. » Ce que Drexel filme, ce ne sont pas des vies brisées, mais des morceaux de bravoure, des actes d’héroïsme. « Le corps tire pour que j’abdique, mais l’esprit lutte tous les jours pour gagner la bataille. »

Cinéma
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