Christophe Alévêque et Didier Porte : « Répondre à Dieudonné par le discours et se foutre de sa gueule »

Humoristes engagés, Christophe Alévêque et Didier Porte livrent leur regard sur l’affaire Dieudonné. Ils estiment l’interdiction contre-productive et prônent une riposte par l’humour et l’éducation.

Jean-Claude Renard  • 15 janvier 2014 abonné·es

Christophe Alévêque et Didier Porte remettent en cause l’interdiction du spectacle de Dieudonné et déplorent l’absence de pédagogie qu’elle implique.

Après trois semaines de polémique, quel regard portez-vous sur l’affaire Dieudonné, son ampleur médiatique et son volet juridique ?

Christophe Alévêque > En tant qu’humoriste, je suis contre toute forme d’interdiction, mais je ne peux pas cautionner tout ce que Dieudonné raconte. Je fais ce métier justement pour lutter contre l’injustice, l’intolérance. Mais ce n’est pas en interdisant son spectacle qu’on va régler le problème. Personnellement, sur scène, je ne me fixe aucune limite, ni tabou, mais il y a une intention. À partir du moment où je sens que dans la salle une partie du public commence à réagir au premier degré, ou que son cerveau reptilien commence à se mettre en route, j’arrête tout de suite. Et ce n’est pas de la censure. Je flirte en permanence avec la ligne rouge, et Dieudonné ne peut duper personne, en tout cas pas moi : quand on est sur scène, quand on entend les réactions du public, on sait exactement quand cela va dans la mauvaise direction. Il y a donc ceux qui arrêtent, et ceux qui continuent. Et surtout, si l’on estime que c’est de la provocation, quand on voit les réactions dans la salle ou sur Internet, on arrête tout de suite !

Didier Porte > Je suis assez effondré par cette espèce de bulle qui a grossi, avec des conséquences et des effets pervers considérables. Pour la liberté d’expression, ce n’est pas une bonne nouvelle que cette interdiction a priori, quelles que soient les arguties, sur le thème « on sait ce qu’il va dire, donc on peut l’interdire ». C’est comme si l’on interdisait de rouler une cigarette sous prétexte que sachant rouler une cigarette on pourrait rouler un joint ! Sur le plan juridique, c’est dangereux. Et contre-productif. Il est inefficace de faire de Dieudonné un martyr. C’est aussi très caractéristique de la caste politico-médiatique que, au reste, lui-même dénonce. Une caste qui semble cautionner les propos de Dieudonné, paranoïaques et complotistes. Depuis deux ans, il n’y a plus rien dans les médias sur Dieudonné, mais un black-out concerté, selon l’idée qu’il ne faut pas en parler, comme ça, on l’assassine professionnellement. Résultat, en deux ans, il a connu une montée en puissance formidable, passant de 50 000 vues sur Youtube à plus d’un million. Tout cela parce qu’il a été stigmatisé, ignoré, black-listé. Cela a totalement conforté ses fans dans leur paranoïa et le sentiment qu’il a raison. La presse n’est pas là pour régler ses comptes avec un individu, mais pour rendre compte d’un phénomène. Or, le phénomène Dieudonné existe depuis plusieurs années. Et la presse n’est pas allée voir ce qui se passe sur le Web, ne s’est pas interrogée sur ses soutiens et les intérêts qu’il suscite auprès d’une certaine clientèle, qui repose pour beaucoup sur des jeunes de banlieue. La presse n’a pas lancé le débat pour s’opposer à son antisémitisme avéré depuis longtemps. Finalement, on a un résultat totalement inverse, avec un emballement collectif de tous les médias et des institutions. Cela ne changera pas son influence. Or, ce qui compte justement, c’est son influence.

Quel aurait été alors le meilleur traitement à faire, quelle serait la meilleure réplique à donner à Dieudonné ?

Christophe Alévêque > Il faut répondre par le discours, par l’éducation, la philosophie, par l’humour et la pédagogie. Je suis là pour éreinter les pouvoirs, quels qu’ils soient, et faire la chasse à la connerie. Or, ce que dit Dieudonné depuis des années fait partie de la connerie. Il faut donc répondre à la connerie par un discours de tolérance et d’intelligence. Il faut expliquer, répéter que le complot juif international, ou je ne sais quel délire, est un fantasme, une connerie, un épouvantail à cons, que son geste anti-système, repris par un millionnaire comme Anelka, est ridicule. C’est là-dessus qu’il faut attaquer.

Didier Porte > Dieudonné aurait dû être banalisé, invité sur les plateaux. D’autant qu’il est mauvais débatteur. On aurait dû se moquer de lui, aller sur son terrain. Si on veut toucher et convaincre son public de trentenaires ou de « vingtenaires », qui ne sont pas tous des crétins, il faut se foutre de sa gueule. C’est juste un chef de secte, avec un melon, une pastèque « fukushimiesque », et qui se prend pour un gourou. Quand un humoriste commence à se prendre au sérieux, il y a de quoi se moquer. Quand il cite Aimé Césaire, c’est à se demander si Césaire n’était pas son directeur artistique, que Mandela remplaçait quand il était absent ! Il y a donc de quoi discréditer Dieudonné. Il ne fallait pas lui faire de la pub sciemment, mais le traiter comme n’importe quel phénomène réel et l’inviter conformément, suivant sa représentativité. D’autant que Dieudonné ne rêvait que de revenir vers le show-biz. On l’aurait laissé le réintégrer, il n’en serait pas resté moins antisémite, mais il aurait arrêté d’ouvrir sa gueule et de faire du prosélytisme auprès des jeunes !

Qu’est-ce que cette affaire révèle de notre société ?

Christophe Alévêque > Nous sommes dans une époque fade, molle, dominée par un pseudo-respect, que d’ailleurs personne ne respecte, avec un discours des politiques sur l’exemplarité alors qu’ils en sont le contre-exemple. Manuel Valls estime que c’est « la victoire de la République ». Or, quand on en est à interdire quelque chose, quand on n’est pas capable de répondre à un discours de haine, on est plutôt dans la défaite.

Didier Porte > Cela révèle d’abord une communautarisation qui existe bien, qui est en marche. Mais je suis assez inquiet quand je vois qu’Alain Jakubowicz, président de la Licra, déclare qu’il porterait plainte aujourd’hui contre Desproges ! Voilà qui conforte encore plus Dieudonné dans sa paranoïa. Si l’affaire Dieudonné est révélatrice, elle est surtout accélératrice. Au même moment, on augmente la TVA et on s’apprête à faire 50 milliards de cadeaux au patronat, ce n’est pas un hasard. Il est d’autant plus scandaleux et révoltant de voir Manuel Valls rétablir une censure disparue depuis un siècle, au nom du combat contre le racisme, après qu’il a déclaré que les Roms n’avaient pas vocation à s’intégrer en France, ou qu’il regrettait le manque de « blancos » sur les marchés d’Évry. Tout cela conforte les aficionados de Dieudonné dans leurs convictions.

Quelles conséquences l’interdiction de son spectacle peut-elle avoir sur le travail des humoristes ?

Christophe Alévêque > Ça fera énormément de mal à l’humour, avec un risque d’amalgame, dès lors qu’il y aura un humoriste engagé. Déjà que le paysage de l’humour est assez fade, ça ne va pas arranger les choses.

Didier Porte > Des conséquences funestes et grotesques en termes de censure. À titre d’exemple, au moment où l’affaire Dieudonné a débuté, Canal + a été a attaqué pour un sketch parodiant, au Rwanda, « Rendez-vous en terre inconnue » de Frédéric Lopez, émission néocoloniale s’il en est. Ce sketch dénonçait clairement le cynisme d’une télévision capable de se plonger dans les grandes douleurs pour faire de l’audience. Et il a été désigné comme étant une insulte aux victimes du génocide, le CSA a été saisi et la chaîne a été sommée de faire des excuses.

Dieudonné avait-il ou a-t-il sa place sur les plateaux télé ?

Christophe Alévêque > J’ai partagé un plateau avec lui chez Taddeï, je lui ai demandé de s’expliquer, il ne l’a pas fait, il a louvoyé, jusqu’à devenir agressif. Cela fait des années que je lui demande de dire clairement s’il est antisémite ou pas, et de le prouver. Il n’a jamais voulu le faire. J’ai coupé les ponts avec lui pour cette raison, je ne voyais plus où se trouvait l’humour dans son discours. Mais mieux vaut laisser parler les gens, c’est comme ça qu’on repère les racistes, les antisémites. Si on ne les laisse pas parler, cela devient une masse silencieuse, qui se réveille à un moment donné, et le résultat, on le connaît ! Mieux vaut donc l’inviter dans les émissions et démonter son délire paranoïaque, lui demander, par exemple, en quoi Anelka est anti-système !

Didier Porte > Ajouter de la provoc à la provoc, je ne suis pas sûr que le débat y gagne. Faire de Frédéric Taddeï un chantre de la liberté d’expression me fait bien rigoler. Dieudonné mérite d’être sur les plateaux télé parce qu’il représente quelque chose, c’est un phénomène qu’on ne peut pas étouffer, ce qui n’est pas le cas d’un Marc-Édouard Nabe, qui ne représente rien.