Le bel avenir des cagnottes solidaires

Des circuits courts de financement participatif se développent pour favoriser l’installation et le maintien d’exploitants désireux de tourner le dos au modèle productiviste.

Thierry Brun  • 9 janvier 2014 abonné·es

Emmanuel Viaud, qui a travaillé dans l’animation puis comme éducateur à Poitiers, dans la Vienne, est maraîcher bio depuis quelques années. Sa principale activité est la livraison de paniers à l’Association pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) d’Aubenas, en Ardèche. Déjà endetté, il cherche 3 000 euros pour acheter une serre d’occasion et décide d’en parler aux amapiens.

Les Amap locales étudient la possibilité d’un apport financier. De leur côté, le Mouvement interrégional des Amap (Miramap) et le réseau Alliance paysans, écologistes, consommateurs de Rhône-Alpes lèvent les obstacles techniques et juridiques à la constitution d’une « cagnotte solidaire » pour financer l’achat de la serre. « On a mis en place des bons de souscription à 25 euros. L’Amap a également prêté 700 euros sur les reliquats d’adhésion des années précédentes. Avec ce modèle de prêt, je rembourserai 100 euros par mois et je ne paierai pas d’intérêt », raconte Emmanuel. Une aubaine pour ce petit producteur, qui n’est pas le seul à devoir faire appel à un circuit court de financement solidaire organisé par des citoyens. « L’endettement des agriculteurs n’a cessé d’augmenter, constate Lucie Chartier, de Solidarité paysans, association qui accompagne les agriculteurs en difficulté et travaille au maintien des exploitations agricoles. Une partie de ceux qui font appel à notre association sont prêts à changer de modèle, mais ils ne peuvent pas le faire en raison de l’endettement. » Celui-ci a atteint des sommets, passant d’environ 50 000 euros par exploitation en 1980 à plus de 163 700 euros en 2011, le montant étant lié à la taille économique de la ferme. « Ce qui produit l’agriculture productiviste et machiniste, c’est l’endettement. C’est un frein structurel à l’autonomie du chef d’exploitation et donc à sa capacité de changer de mode de production », explique Julien Adda, délégué général de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab), qui rappelle que 200 fermes disparaissent chaque semaine en France. Et seulement un tiers des 15 000 nouveaux agriculteurs ont bénéficié d’aides nationales à l’installation en 2011, relève l’Observatoire national des installations et transmissions. « On ne fait pas un enjeu national du développement de l’agriculture paysanne et biologique », relève quant à lui Romain Balandier, producteur laitier dans la région de Vittel (Vosges), membre du comité national de la Confédération paysanne. Ce vice-président de la Fédération associative pour le développement de l’emploi agricole et rural (Fadear) pointe les « moyens énormes donnés à ceux que l’on appelle les “vrais professionnels”, c’est-à-dire ceux qui organisent les filières classiques de production industrialisée. Le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, ne remet pas en cause le modèle productiviste. C’est désespérant ! Ce qui fait que les personnes qui veulent instaurer de nouvelles formes d’agriculture ne trouvent pas d’accompagnement approprié dans les chambres d’agriculture et dans les “Points info installation” » .

Dans ce contexte, l’expérience des amapiens micro-prêteurs n’est certes pas le remède miracle à la disparition des fermes, mais ce nouvel outil vient compléter l’éventail des circuits courts de financement solidaire. Au point que le Miramap étudie l’organisation en réseau de ces cagnottes. « Cela reste encore expérimental, mais le modèle économique de la cagnotte répond à une attente de mise en place rapide d’un système de prêt sécurisé sur le plan juridique », explique Astrid Bouchedor, chargée de mission finance solidaire du Miramap. Ces initiatives montrent « une dynamique collective forte permettant une réappropriation citoyenne des questions d’agriculture écologique et de proximité », commente Philippe Cacciabue, directeur de la Foncière Terre de Liens, qui rachète des fermes pour aider des agriculteurs à s’installer et obtient des résultats dépassant largement les prévisions de ses fondateurs. « La plupart des porteurs de projets atypiques, de petite taille, ont du mal à les financer, ajoute Claire Tauty, présidente de la fédération des Amap de Picardie. Avec Terre de Liens et Agriculture bio en Picardie, nous avons par exemple créé le Collectif pour une agriculture picarde solidaire, destiné à l’accompagnement à l’installation. »

Récemment, la Nef, coopérative de finances solidaires, a lancé un dispositif de financement participatif :« Prêt de chez moi ». Des prêts entre particuliers, accompagnés par des sociétaires bénévoles, permettent à un micro-projet, par exemple lié à l’agriculture biologique, d’être soutenu financièrement et localement par les citoyens. De son côté, le crowdfunding, système de financement participatif ou de mécénat sur Internet, a fait aussi son apparition pour boucler les plans de financement des paysans en mal de crédit. « Aujourd’hui, les porteurs de projets non issus du monde agricole représentent la majorité des nouveaux agriculteurs, relève Julien Adda. Les deux tiers désirent une agriculture bio, mais leur problème est qu’ils se retrouvent avec des volumes financiers importants et des productions sur une petite surface, avec un bâti qui coûte cher et un système qui n’a pas la même rentabilité que l’agriculture productiviste. Ils font donc appel à des cautions et à des financements solidaires très complexes. » Les maux du financement de l’agriculture sont tels que la Confédération paysanne a publié un Livre noir de l’installation et évoque un « parcours du combattant ». « Chez nous, la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural  [Safer] est entre les mains de la FNSEA  [^2] et s’avère en décalage total avec l’évolution de la société civile. C’est pour cette raison que l’on a du mal à changer et à passer en surface agricole bio », témoigne Didier Loufrani, un des animateurs de l’Amap d’Autan, à Castres (Tarn). « La plupart des fermes, notamment au moment de l’installation, sont sous forme d’entreprise individuelle, ce qui rend impossible un apport en capital. De même, lorsqu’il s’agit de collectif agricole, le statut le plus utilisé est celui de groupement agricole d’exploitation collective [Gaec], qui n’accepte pas d’associé non exploitant », ajoute Guillaume Tarantini, qui a travaillé sur le projet des financements solidaires pour une agriculture alternative au Miramap.

« C’est dangereux pour une association et pour des citoyens de se lancer dans du financement d’exploitation agricole », prévient cependant Michel Moreau, président de l’Amap de Marly-le-Roi (Yvelines), qui regroupe une centaine d’adhérents. Prudent, il explique que « les Amap sont attendues au tournant parce qu’elles dérangent les grandes chaînes de distribution dans les Yvelines, qui voient d’un mauvais œil leur accroissement dans les zones urbaines. S’impliquer dans la finance solidaire nous expose à des risques à un moment où le statut fiscal des Amap est mis en cause par l’administration ». Le Miramap a donc dû rappeler la réglementation en matière de prêt dans une note qui évoque les nombreux obstacles au financement des paysans [^3], lesquels n’ont pourtant pas le choix. À la suite des discussions menées en décembre par le gouvernement sur les « mesures agro-environnementales », la Confédération paysanne a reproché à Stéphane Le Foll d’être « en contradiction avec son intention affichée de transition agroécologique ». Alors que François Hollande a annoncé le doublement de l’enveloppe financière consacrée à la bio, « le ministère se contente de soutenir la conversion ». Les circuits courts comme les cagnottes solidaires ont un bel avenir devant eux…

[^2]: Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles, principal syndicat agricole en France.

[^3]: Le Miramap a aussi coordonné un ouvrage intitulé Une autre finance pour une autre agriculture , éd. Yves Michel, 2013.

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