Le marché du non-emploi

Les moyens manquent pour Pôle emploi et le système d’assurance chômage. Conséquence, de plus en plus de prestations sont sous-traitées au secteur privé, coûteux et peu efficace.

Thierry Brun  • 16 janvier 2014 abonné·es

«L ors de son rendez-vous, je dis au chômeur que je n’ai pas le temps de le recevoir et je lui propose de rencontrer un cabinet privé. Je vais donc faire une lettre de commande et prendre contact avec ce cabinet. Le rendez-vous sera facturé 800 euros à Pôle emploi. En cas de retour à l’emploi de plus de trois mois, six mois ou en CDI, une prime sera versée », raconte Jean-Charles Steyger, conseiller à l’emploi à Nantes et délégué national du SNU Pôle emploi. Les entreprises concernées par ce genre de prestations sont des mastodontes comme Altedia, Sodie, Adecco, Ingeus, Manpower, Randstad, des opérateurs privés spécialisés dans le reclassement, l’accompagnement de chômeurs et l’intérim. De nouveaux opérateurs locaux ont aussi fait leur apparition, décrochant des appels d’offres et des prestations aux tarifs variables selon les régions.

En outre, les démarches du demandeur passent non seulement par Pôle-emploi.fr mais aussi par des sites Internet de recherche d’emploi comme Indeed, Leboncoin, Monster, Cadremploi, Meteojob, Doyoubuzz, etc. Ces entreprises se taillent la part du lion dans le marché des prestations de services aux chômeurs. Au point que « Pôle emploi a mis en place un système agrégeant tous les opérateurs de la recherche d’emploi, poursuit Jean-Charles Steyger. La recherche se fait sur les offres de Pôle emploi mais aussi sur celles des sites spécialisés. Nous sommes contraints d’informer et d’orienter les chômeurs sur ces offres privées, dont nous ne connaissons ni l’employeur ni les modalités ». De nombreuses prestations de Pôle emploi ne relèvent plus de sa mission d’égalité d’accès aux droits des chômeurs. « Ils n’attendent rien de Pôle emploi. C’est une machine à décourager les sans-emploi. Tout est fait pour qu’ils ne viennent plus en agence », avoue amèrement Jean-Charles Steyger. Pour compléter ce sombre tableau du service public de l’emploi, les compagnies d’assurances, comme Axa, ainsi que des industriels de différents secteurs, comme l’industrie automobile, ont investi le vaste marché de l’assurance chômage en proposant des assurances « perte d’emploi » aux chefs d’entreprise, aux artisans et surtout aux salariés aux revenus confortables. Les assureurs privés présentent leur offre comme une complémentaire à l’assurance chômage pilotée par l’Unedic, organisme géré par le patronat et les syndicats, qui contribue en grande partie au financement de Pôle emploi. « Axa a même été chargé d’étudier la privatisation de l’assurance chômage », s’inquiète un syndicaliste de Pôle emploi. Signe que le système est mal en point, en septembre 2013, Carole Couvert, présidente de la CFE-CGC, a menacé le gouvernement d’un passage à un dispositif de protection sociale privé pour les cadres si le plafond des indemnités chômage est abaissé lors de la renégociation, prévue à partir du 17 janvier (voir encadré), de la convention d’assurance chômage.

Les quatre associations de chômeurs (AC !, Apeis, CGT chômeurs et MNCP) seront dans la rue le 17 janvier [^2], alors que doit débuter la négociation entre le patronat et les syndicats de l’Unedic, organisme de gestion de l’assurance chômage. La négociation, qui doit durer plusieurs semaines, portera sur de nouvelles règles pour l’indemnisation des chômeurs et le taux de contribution des salariés et des entreprises pour la période 2014-2017. Et ce dans un contexte de déficit du régime d’assurance chômage, qui pourrait atteindre 4,4 milliards d’euros en 2014. Le Medef a prévenu qu’il n’accepterait pas de hausse des cotisations. De leur côté, les associations de chômeurs pointent l’échec de la convention d’assurance chômage 2011-2013. Les collectifs AC ! demandent « l’indemnisation de toutes les formes de chômage et de précarité par la garantie d’un revenu personnel en aucun cas inférieur au Smic mensuel ».

[^2]: AC ! manifestera le 17 janvier à partir de 14 h, devant le siège du Medef, 55, av. Bosquet, Paris VIIe.

Alors que le nombre des demandeurs d’emploi a bondi, les opérateurs privés cherchent à capter la manne de plusieurs dizaines de milliards d’euros de la protection des assurés contre le chômage. Car rien ne va plus au sein de l’Unedic, qui détermine le niveau d’indemnisation des chômeurs. Ses prévisions confirment « l’échec de la convention d’assurance chômage 2011-2013 », accusent les associations de chômeurs. Le déficit annuel de l’assurance chômage atteindrait 5,6 milliards d’euros en 2014, portant la dette à 24,1 milliards d’euros. Le système est en train d’exploser du fait de la crise économique et de l’augmentation du nombre de demandeurs inscrits à Pôle emploi. Or, sur les 5,2 millions inscrits (y compris les Dom) fin novembre 2013, « seulement 40 % sont indemnisés, pour des durées manifestement trop courtes puisque 41 % des arrêts d’indemnisation sont motivés par une fin de droit et non par une reprise d’emploi (31 %), même précaire », déplore l’association Agir ensemble contre le chômage ! (AC !). « La France brade les services aux chômeurs. On est dans un service low cost pour les entreprises et pour les chômeurs », s’indigne Jean-Charles Steyger. De plus, une part non négligeable de demandeurs d’emploi disparaît des écrans radars des statistiques, ce que l’Insee nomme le « halo du chômage ». « Il est de plus en plus difficile d’être reçu à Pôle emploi sans rendez-vous. Pour un litige, il faut parfois des semaines. La première violence pour un chômeur est de rester sans réponse », souligne un membre d’AC ! de Nord-Pas-de-Calais. « Nous vivons au quotidien la transformation du service public de l’emploi en enfer kafkaïen : 10 000 radiations de plus entre septembre et octobre 2013 », lance le Mouvement national des chômeurs et précaire (MNCP). Pôle emploi, qui a lancé fin 2013 une consultation sur le recours aux opérateurs de placement de chômeurs, ne voit aucun inconvénient à la privatisation rampante. La « mobilisation » des opérateurs privés, « dans un contexte de forte montée du chômage, constitue pour Pôle emploi un moyen d’adaptation de ses capacités à la conjoncture », avoue même avec un certain cynisme la direction de Pôle emploi, dans une note interne datée de novembre 2013, que Politis s’est procurée.

Ainsi, une grande part des prestations est externalisée, comme les ateliers pour apprendre à rédiger un CV, les évaluations et l’accompagnement vers un emploi. « Cela se chiffre à plus de 680 millions d’euros de sous-traitance en 2012 pour ce qui concerne les opérateurs de placement. Notre cœur de métier est réalisé par le privé. Nous avons aussi 300 millions d’euros de sous-traitance informatique chaque année. Et Pôle emploi fait appel à des cabinets privés pour des conseils en stratégie, autour de 20 millions d’euros. On atteint le milliard !, affirme Jean-Charles Steyger. Si cette privatisation continue, on sera restreint à un socle de services de base, c’est-à-dire l’inscription et l’indemnisation du chômeur. » Les prestations d’accompagnement réalisées par les opérateurs privés ont été chiffrées à plus de 131 millions d’euros en 2012, pour près de 241 000 demandeurs, indique la note interne de la direction de Pôle emploi. Pour quel résultat ? « Le Crest, organisme d’évaluation des politiques publiques, a été clair : il y a moitié moins de placements dans le privé qu’à Pôle emploi, explique Jean-Charles Steyger. De plus, les conditions d’accueil des opérateurs locaux laissent parfois à désirer. Par exemple, en Poitou-Charentes, l’un d’eux recevait les chômeurs dans un ancien hangar, sans chauffage ni électricité, facturant à Pôle emploi 600 euros par personne. »

Alain Marcu, porte-parole d’AC ! , dénonce l’opacité de Pôle emploi : « Ce qui nous fait penser à la privatisation, c’est l’attitude de la direction. Dans les comités de liaison et les réunions avec la direction, nous n’avons jamais eu de réponse sur le montant attribué aux prestataires extérieurs. Pourtant, tout est fait pour que la dématérialisation des prestations puisse passer au privé. » L’opérateur public a aussi ouvert le marché des licenciés économiques : « Sept chômeurs sur dix sont suivis par un opérateur privé, avec des géants comme la Sodie, qui sont très chers et dont les résultats ne sont pas bons », relève Jean-Charles Steyger. Dans un manifeste intitulé « Pour repenser et refonder Pôle emploi », le SNU Pôle emploi, syndicat majoritaire, demande de « repenser la logique gestionnaire et managériale » du pilier de la gestion du chômage dont le financement est assuré par les dotations de l’État et surtout celles de l’Unedic, qui recueille les cotisations sociales, en baisse du fait de la faiblesse du nombre d’embauche. « Nous demandons que l’État garantisse a minima 50 % du budget de Pôle emploi, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui », revendique Jean-Charles Steyger, dont le syndicat demande la fin de la sous-traitance et l’embauche de plusieurs milliers d’agents à Pôle emploi. La négociation autour de l’assurance chômage sera donc un enjeu majeur pour l’avenir du service public de l’emploi.

Publié dans le dossier
Hollande, Valls... À droite toute !
Temps de lecture : 7 minutes