« Le vent se lève », de Hayao Miyazaki : Tout ce que le ciel permet

Avec Le vent se lève , Hayao Miyazaki signe un film sombre sur l’inconscience d’un grand concepteur d’avions dans les années 1930 au Japon. Il n’est pas interdit d’y percevoir des résonances avec l’époque contemporaine.

Christophe Kantcheff  • 22 janvier 2014 abonné·es

Même s’il s’en est défendu, Hayao Miyazaki a pourtant bien signé, avec le Vent se lève, une œuvre aux allures testamentaires. Ce qui ne signifie en rien que le cinéaste japonais soit à l’article de la mort. Il ne manque pas de projets : un manga se déroulant au XVIe siècle, de petits films d’animation et des expositions pour le musée Ghibli, du nom du studio de cinéma d’animation fondé par lui. Mais il était impensable que le père de Totoro et de Princesse Mononoké, ayant déclaré qu’il s’agissait là, à 72 ans, de son ultime long-métrage, n’y rassemble tout ce qui avait fait le sel de son œuvre et, peut-être, n’y introduise ce qu’il attendait encore d’y mettre. Le vent se lève ne rompt en rien avec la grâce formelle du maître, mais il est incontestablement un film plus grave que tous ceux qui l’ont précédé. Avec Jiro Horikoshi, jeune ingénieur surdoué, concepteur du Zero, redoutable avion de combat ayant fait des ravages lors de la Seconde Guerre mondiale, le cinéaste mêle des souvenirs familiaux à des considérations éthiques et politiques. Son père, détenteur d’une petite usine, contribuait à l’agencement du Zero, travaillant donc pour les militaires. Ce qui longtemps fut cause d’une révolte intérieure chez Hayao Miyazaki, dont la jeunesse fut teintée de marxisme. Celle-ci fut aussi, et malgré cela, marquée par un goût prononcé pour l’aviation – le nom de son studio, Ghibli, provenant du mot que les Italiens utilisaient pendant la Seconde Guerre mondiale pour désigner l’un de leurs avions de reconnaissance, le Caproni ca.309. Comme on va le voir, il y a aussi une dimension autobiographique dans Le vent se lève. Jiro Horikoshi est d’abord un rêveur. C’est ainsi que, d’emblée, le cinéaste le présente. Le petit garçon dort dans son lit et s’élève, aux manettes d’un avion, au-dessus de son quartier, puis rencontre, dans un raccourci de l’espace et du temps, Gianni Caproni, célèbre inventeur d’aéronefs italien.

Horikoshi devient, dans ces années 1920 et 1930, un brillant étudiant, puis un ingénieur promis à un grand avenir – le pilotage d’avion se révélera impossible pour lui : trop myope. Mais, avant cela, Miyazaki raconte un épisode crucial. Nous sommes en 1923, année du terrible tremblement de terre qui a dévasté Tokyo, dont le souvenir est longtemps resté dans la mémoire collective japonaise. Le splendide mouvement du dessin restitue tout l’effroi de l’événement. Au sein de celui-ci, Jiro Horikoshi se conduit avec flegme et générosité. En particulier envers une très jeune fille et sa gouvernante, auxquelles il sauve la vie en restant incognito. La jeune fille, dénommée Nahoko, deviendra, beaucoup plus tard, sa femme. Mais cet épisode est important surtout parce qu’il montre un Horikoshi altruiste, soucieux de l’autre au cœur d’une situation dramatique. Or, le jeune espoir de l’aéronautique nippon n’aura plus tellement l’occasion de faire preuve, ensuite, de ces qualités, tout à sa passion d’imaginer et de dessiner, obsédé qu’il est de réaliser l’avion le plus performant. Comme si Miyazaki lui accordait d’emblée ces qualités afin qu’Horikoshi bénéficie auprès du spectateur d’un capital de sympathie qui risque de se déprécier au long du film.

Jiro Horikoshi, diplômé frais émoulu, est en effet très vite remarqué par ses supérieurs. On le presse de trouver des solutions techniques pour améliorer les avions. Bientôt, vient la responsabilité de concevoir un modèle d’élite. Mais le Japon est un pays pauvre, au retard important. Horikoshi et quelques-uns de ses congénères sont envoyés en Allemagne pour y observer la modernité technologique qui, là-bas, s’épanouit. Si les militaires allemands se méfient des talents d’imitation des Japonais – déjà ? Ou est-ce un clin d’œil souriant du cinéaste ? –, les jeunes ingénieurs nippons, bien qu’ils se plaignent de la rugosité de leurs hôtes, ne saisissent rien du sombre nuage qui est en train d’obscurcir ce pays. « Le vent se lève, il faut tenter de vivre. » C’est de ce vers, extrait du Cimetière marin, de Paul Valéry, qu’est tiré le titre du film. Le vent qui « se lève » alors est incontestablement mauvais, y compris au Japon, où le nationalisme triomphe. Mais Horikoshi entend « tenter de vivre » en s’adonnant sans retenue à sa passion. Même si celle-ci participe d’un armement inquiétant dans un pays aux intentions toujours plus belliqueuses. L’ingénieur ne veut pas connaître l’usage qui sera fait de la merveille technologique qu’il met au point. Sa motivation n’est même pas patriotique. Il n’a qu’un but : aller au bout de son rêve, atteindre la perfection.

Miyazaki a cependant donné un amour à Horikoshi : Nahoko. Mais celle-ci est gravement malade : la pneumonie la ronge. Son personnage, diaphane, donne surtout à sentir que la mort s’installe, autant dans son corps innocent que dans l’air ambiant. Dans les belles scènes du sanatorium, le cinéaste cite Thomas Mann et l’un de ses chefs-d’œuvre, la Montagne magique, dans lequel Castorp (nom porté également par l’un des personnages du Vent se lève ) se laisse fasciner par la maladie et la mort en marche. Cet amour pour Nahoko est l’autre engagement absolu d’Horikoshi : bien que grandiose et bouleversant, il est tout aussi mortifère. On l’aura compris : Le vent se lève est un film sur l’aveuglement. Celui qui en est la proie est lui-même un « voyant » – personne d’autre que lui n’a su voir le Zero –, mais c’est la responsabilité d’exercer son art sans conscience qui est ici interrogée. Les résonances avec le Japon contemporain, notamment après Fukushima, ne sont pas interdites. La question que pose Miyazaki vaut aussi pour lui-même et pour tous ses « confrères ». Comment l’art peut-il intervenir dans le monde aujourd’hui ?

Cinéma
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