Les Flamands osent

Le groupe Tg Stan réinterprète Schnitzler, Éluard et Bergman.

Gilles Costaz  • 30 janvier 2014 abonné·es

Le groupe belge Tg Stan s’est créé à Anvers, en 1989, pour en finir avec la tyrannie du metteur en scène. Ils étaient quatre comédiens au départ, chacun apportant ce qu’il voulait pour ne pas céder à une harmonie préétablie, mais, au contraire, atteindre à un accord qui naîtrait du mélange d’inspirations diverses. Le groupe a bougé. C’est à présent l’un de ses créateurs, Frank Vercruyssen, qui en tient les rênes.

Depuis le temps qu’on les voit en France, à Paris, au Festival d’automne et au Théâtre de la Bastille, ou à Toulouse, au théâtre Garonne, on sait qu’il n’y a pas, avec ces trublions flamands, de barrière de la langue. Ils peuvent jouer dans leur langue, en français et dans d’autres idiomes. Ils n’ont pas mis au programme seulement des textes iconoclastes, ils ont joué Tchekhov, Anouilh, Cocteau… Généralement, il n’y a pas de décor. Plutôt un bricolage qui fonctionne à vue, les acteurs déplaçant les amplis et les projecteurs comme ils vont d’un rôle à l’autre. Chez les Stan, on se passe le texte comme on se passe la balle sur un terrain de sport. Le nouveau cycle présenté à Paris est un peu différent. Il résulte, pour une bonne part, d’une collaboration avec Alma Palacios, une danseuse de la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker. Alma Palacios joue dans les deux premiers spectacles, Mademoiselle Else, d’Arthur Schnitzler, et Nusch, de Paul Éluard. Dans le second, elle joue en alternance avec d’autres danseuses du groupe. Pour le troisième spectacle, Scènes de la vie conjugale, d’après Ingmar Bergman, et qui n’était pas à l’affiche lors du passage des Stan en décembre, on sait seulement qu’il comprime en deux heures et demie le script d’un film qui durait six heures. Eh oui, les Tg Stan compriment parfois, eux qui souvent dilatent les œuvres à force de gags et d’ajouts de leur cru. Dans Mademoiselle Else, tout repose sur l’interprétation d’Alma Palacios, qui dit le texte, un peu abrégé, dans sa continuité. Else – les lecteurs de Schnitzler ne l’ignorent pas – est une jeune fille prude à qui l’on propose de se montrer nue à un riche financier et qui tourne dans sa tête ses tergiversations : en acceptant, elle sauvera l’entreprise de son père qui a besoin d’être renflouée. Alma Palacios conte l’histoire avec un humour très discret. Le fait qu’elle ne soit pas une actrice de métier donne aux mots une résonance brute et un rythme inhabituel, un peu incertain. Cette diction provoque une vraie fascination, beaucoup plus que le déshabillage final de l’interprète, si inapproprié dans cette danse de la pudeur qu’est le récit de Schnitzler.

Plus étonnant encore est Nusch, où Frank Vercruyssen, pratiquement muet dans le Schnitzler, dit lui-même le magnifique chant d’Éluard. Avant tout, la cérémonie mise en place est très étrange. Un nombre de spectateurs très limité est installé autour d’une grande table. Vercruyssen sert du vin à tous les présents, puis dit ces mots d’amour, sans recherche de lyrisme, dans une belle simplicité. Une danseuse entre et bondit sur votre table. Son corps frôle les verres sans les renverser et dessine diverses figures en liaison avec le poème. Un peu douteuse, la situation d’une femme sur une table, comme un plat à croquer ! On craindra à tort cette déviation d’une recherche esthétique. Cette fusion du mot, d’une danse minimale et de l’ivresse crée une expérience de spectateur inédite et troublante, à mettre au crédit des Tg Stan, qui ne s’assagissent pas.

Théâtre
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