« Social-démocrate », Hollande ? Non !

Plusieurs politistes analysent l’histoire et le projet de la social-démocratie.
Et montrent que le « tournant » actuel du Président est plutôt social-libéral.

Olivier Doubre  • 23 janvier 2014 abonné·es

Dans son récent livre de mémoires, intitulé justement le Dilemme, l’ancien Premier ministre socialiste espagnol, José Luis Zapatero, regrette à demi-mot les mesures d’austérité qu’il a prises à partir de mai 2010.  « Le dilemme a été de faire ce que jamais je ne pensais devoir faire : prendre des décisions, pour le bien du pays, qui allaient à l’encontre de mes convictions idéologiques. » En ces temps de néolibéralisme triomphant, est-ce là le sinistre destin de la social-démocratie européenne que de faire sans cesse le contraire de ce qu’elle prétend penser ?

En réalité, il y a tout lieu d’imaginer que François Hollande, dont la grande presse, pétrie d’idéologie libérale, a applaudi le « tournant social-démocrate », n’est pas vraiment contraint. Il fait la politique qu’il a en tête, politique de l’offre qui, selon lui, est supposée « créer la demande ». Ce que « jamais n’aurait dit aucun social-démocrate digne de ce nom », observe Rémy Lefebvre, professeur de science politique à l’université de Lille-II, auteur, il y a quelques années, d’une enquête fouillée sur le désarroi (et parfois la fuite du parti) des militants socialistes [^2]. Bien que toujours membre de « Maintenant la gauche », courant à la gauche du PS, il avoue « s’interroger chaque jour, d’autant plus depuis les orientations énoncées lors de la conférence de presse du président de la République, sur le fait de rester au PS ». Selon lui, le terme « social-démocrate », tel qu’il a été employé par le Président, ne « veut rien dire véritablement : si la bataille d’étiquetage est toujours importante en politique, elle participe cette fois surtout de la confusion sémantique à partir d’un mot usé dans son acception française. En outre, on a l’impression que pour les journalistes, depuis vingt ans, le PS fait un tournant tous les six mois, toujours dans le sens d’une droitisation, bien réelle ici, véritable capitulation idéologique » .

La comparaison avec la politique menée par José Luis Zapatero (pour cruelle qu’elle soit, vu la situation sociale en Espagne) correspond, pour nombre de chercheurs en science politique, à une réalité. Codirecteur, avec deux de ses collègues de l’Université libre de Bruxelles, d’un ouvrage très complet sur les partis sociaux-démocrates, axé sur les années 2000 [^3], Mathieu Vieira, enseignant également à l’IEP de Lille, voit la direction politique indiquée le 14 janvier par François Hollande « s’inscrire dans la lignée de dirigeants comme Blair ou Schröder, avec une politique de l’offre de centre-droit et quelques (rares) marqueurs sociétaux ». « Alors que Lionel Jospin avait tout de même fait les 35 heures, poursuit-il, je ne vois pas du tout quel rapport la politique de François Hollande a à voir avec la social-démocratie. Pas de relance économique, pas de redistribution, pas de négociations tripartites entre patronat, syndicats et État. Hollande, c’est un Zapatero à la française, le mariage pour tous en plus ». Bien au fait de l’histoire (plus que centenaire) de la social-démocratie en Europe, le chercheur souligne que « François Hollande n’a jamais été social-démocrate, pas plus hier qu’aujourd’hui ». Ce courant de pensée entend en effet l’idée d’un parti (dont l’archétype fut évidemment le SPD allemand) fortement centralisé, très lié au mouvement syndical, acceptant la démocratie parlementaire, mais censé réguler, ou plutôt contraindre, le capitalisme dans un sens favorable au salariat. Si, comme le montrent ses travaux, ces partis ont connu dans les années 2000 une « difficulté croissante à renouveler le corps militant » et une « capacité déclinante à mobiliser une base électorale ayant diminué de 15 % à 20 % depuis un demi-siècle, en particulier chez les classes populaires », c’est surtout le « désarroi idéologique » qui caractérise depuis la famille social-démocrate.

De fait, c’est bien le cœur du projet social-démocrate qui s’est peu à peu dilué, voire désagrégé, lorsque, dès les années 1980, les partis qui le portaient ont accepté de remettre en cause l’État social qu’ils avaient pourtant largement construit durant les décennies passées. Le passage au social-libéralisme est finalement résumé par les orientations indiquées par François Hollande. Le sociologue Philippe Corcuff, professeur à l’IEP de Lyon, résume avec humour celles-ci : « Si, pour Lénine – qui était lui aussi un social-démocrate en son temps –, le socialisme, c’étaient les Soviets et l’électricité, pour Hollande, le social-libéralisme, c’est l’État et le Medef ! Avec un vague parfum de christianisme social et de charité par rapport à la droite. Sans doute, retrouve-t-il là ses origines deloriennes. » On est donc loin de la social-démocratie comme elle a été théorisée lors du congrès du parti allemand à Bad Godesberg en 1959, synonyme de la fin de l’idée de rupture avec le capitalisme et de l’acceptation de l’économie de marché. Mais avec pour contrepartie d’imposer audit capitalisme des contraintes en faveur du salariat. En France, « social-démocrate » a longtemps été un gros mot, d’où l’intitulé du Parti socialiste, du fait de la présence d’un fort parti communiste pendant près de quarante ans. « Jusqu’au début des années 1990, social-démocrate signifiait trahison, rappelle Philippe Corcuff. Pourtant, les grands acquis sociaux ont été mis en œuvre par les partis sociaux-démocrates, comme en Allemagne, ou plus encore en Suède, dont la social-démocratie a eu une véritable force critique, due à la puissance d’un syndicat pesant fortement sur le parti. Comme c’était le cas aussi en Angleterre. D’ailleurs, Tony Blair, dont se réclame François Hollande, a cassé le poids des syndicats pour faire son New Labour. »

Grand connaisseur de l’Angleterre, où il vit depuis plusieurs années, Philippe Marlière s’agace de la comparaison du président de la République avec Tony Blair et de son supposé « tournant » vers une social-démocratie qui, pour les grands médias, serait celui du réalisme. « L’emploi de ce mot relève d’une lutte de positionnement politique pour faire passer la pilule. On veut dire ainsi aux gens : “Ce qu’il fait, c’est dur, mais ça reste de gauche !” Il s’agit en fait d’essayer de faire baisser la colère dans le pays. Une colère qui monte partout, tout comme les inégalités. » Or, « Hollande est plus à droite que Tony Blair. Car tout social-libéral qu’il fût, Blair a tout de même réalisé quelques réformes sociales, comme le retour de l’investissement public dans les services publics ou la création d’un Smic. François Hollande, lui, n’a pris aucune mesure sociale. Hollande, c’est l’accord national interprofessionnel, le recul sur la réforme des retraites et des cadeaux au patronat sans contrepartie », martèle le professeur de science politique à l’University College de Londres. La potion est donc de plus en plus amère pour les salariés français. Ils seront les premiers à payer le prix du « tournant social-démocrate » de François Hollande, qui n’est qu’un pas de plus vers le dogme néolibéral et le reniement de son propre – et déjà très timide – programme social. On pourrait même y voir, comme Philippe Marlière, « une rupture historique totale avec la gauche » de la part du Président élu en 2012.

[^2]: La Société des socialistes , Rémy Lefebvre et Frédéric Sawicki, éd. du Croquant, 2006.

[^3]: The Palgrave handbook of social democracy in the European Union , Jean-Michel De Waele, Fabien Escalona et Mathieu Vieira (dir.), Palgrave Macmillan, 2013.

Idées
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