Défense de soigner par les plantes

Un imbroglio juridico-administratif et une réglementation européenne pourraient interdire l’utilisation par les éleveurs de leurs propres herbes médicinales pour la santé de leurs troupeaux.

Sophie Chapelle  • 27 février 2014 abonné·es

Accrochée à flanc de colline, la ferme du Serre se dévoile au visiteur au bout d’un chemin traversant un sous-bois. C’est ici, près de Bourdeaux, dans la Drôme, que Sandrine Lizaga s’est installée en fermage il y a quatre ans. Dans une région où le picodon, petit fromage de chèvre en AOC, fait florès, Sandrine s’est tournée vers l’élevage de brebis. « J’avais plus d’accroches avec leur caractère », lâche-t-elle en souriant. Avec l’aide de son mari, elle élève 60 brebis mères en agriculture biologique sur 52 hectares, et transforme le lait en fromages et yaourts. Toute sa production en lait et viande est écoulée dans un secteur de treize kilomètres autour de la ferme. « J’ai une politique d’ultra-local ! Même le foin est du coin. Il me manque une quinzaine de tonnes par an pour être autonome en fourrage. »

Sa volonté d’autonomie s’associe à une forte sensibilité pour, dit-elle, « les remèdes de grand-mère ». Dans le couloir qui mène à l’étable, Sandrine déploie sa pharmacie vétérinaire constituée de tubes de granules homéopathiques, de flacons d’huiles essentielles et de quelques-unes de ses préparations à base de plantes. C’est cette pharmacopée « hors normes » qui a déclenché, en septembre 2013, l’envoi d’un courrier de rappel au règlement de la part de la Direction départementale de la protection des populations (DDPP). Un mois plus tôt, deux agents contrôlent l’éleveuse sur le bien-être animal, et lui demandent les ordonnances vétérinaires liées à l’utilisation de ces produits. Sandrine rétorque que ces produits sont en vente libre, mais l’argument ne convainc pas. Dans leur compte rendu de visite, les agents de la DDPP relèvent une « anomalie pour non-présentation d’au moins une ordonnance ». Ce qui fait craindre à Sandrine des conséquences sur le paiement des aides de la politique agricole commune (PAC). La Confédération paysanne de la Drôme prend rendez-vous avec la DDPP pour obtenir des éclaircissements. « Les agents de l’État nous ont informés que, selon la réglementation, il fallait à présent une ordonnance d’un vétérinaire pour soigner ses animaux avec des plantes », relate Sébastien Pélurson, présent dans la délégation. En revanche, la DDPP reconnaît s’être trompée sur un point : l’utilisation de médicaments homéopathiques n’est pas soumise à la prescription d’un vétérinaire. « Nous sommes dans un contexte où les médecines douces ont bonne presse. Notre démarche consiste à rappeler que ce n’est pas parce que des produits sont à base de plantes qu’ils sont anodins », réagit Jean-Pierre Orand, directeur de l’Agence nationale du médicament vétérinaire (ANMV). Sandrine Lizaga n’est finalement pas sanctionnée par la DDPP. « Ils ont reconnu que l’utilisation de plantes ne constituait pas le même risque que le recours à des médicaments frauduleux », ironise-t-elle. Mais l’étau réglementaire s’est sensiblement resserré ces derniers mois. L’Union européenne a d’abord publié, en mars 2013, un règlement (UE 230-2013) qui « retire du marché » plus de 600 plantes sous forme d’extraits végétaux ou d’huiles essentielles.

Ainsi, l’avoine, la prêle des champs, l’ortie, le trèfle, l’orge ou la luzerne ne sont plus utilisables dans les aliments complémentaires buvables pour les animaux. Motif ? « Ils n’ont pas fait l’objet de l’achat d’une homologation par des entreprises », selon Philippe Labre, docteur vétérinaire. «  Mais le problème de cette liste, ajoute-t-il, c’est qu’elle fait l’amalgame entre des plantes non préoccupantes, parfaitement connues, et quelques plantes toxiques. » Or, ces plantes interdites poussent sur les terrains des agriculteurs. « Les bêtes ne nous attendent pas pour se soigner et se purger avec de la prêle. On nous demande quoi ? s’insurge Sandrine Lizaga. De désherber ? » Dans cet imbroglio juridique vient s’ajouter, en août 2013, une note de l’ANMV selon laquelle tout médicament à base de plantes doit disposer d’une autorisation de mise sur le marché (AMM). « Or, il n’y a aucun produit à base de plantes qui ait une AMM, note Philippe Labre. En pratique, les médecines naturelles n’ont pas de place dans la réglementation. » L’ANMV admet qu’aucun dossier de demande d’autorisation pour ces plantes n’a été reçu. «Il n’y a pas de retour sur investissement pour l’industriel », explique le directeur de l’agence, qui rappelle que le coût d’un dossier pour obtenir une AMM pour un médicament avoisine les 25 000 euros. Un décret serait toutefois en cours d’examen pour baisser la taxe des médicaments à base de plantes. « Obtenir une AMM demeure hors de portée pour un producteur de plantes et même pour un petit laboratoire de phytothérapie, conteste Thierry Thévenin, du Syndicat des Simples [^2]. Pire, les producteurs de plantes qui sont en même temps éleveurs – et ils sont nombreux – ne pourront plus utiliser leurs propres plantes pour soigner leur troupeau à partir du moment où ils commercialisent la viande ou le lait issu de leur travail. C’est une véritable perte d’autonomie qui va au-delà d’une simple perte de débouchés commerciaux. »

Dans sa ferme, Sandrine Lizaga confie qu’elle n’avait pas eu connaissance de cette réglementation avant son contrôle. « La solution de certains éleveurs, c’est de dire : on cache les produits et quand on fait un soin, on ne le dit pas. Mais je veux être transparente, mes consommateurs savent comment je travaille, je les invite même à venir me voir. » Avec d’autres éleveurs, mais aussi des cueilleurs et des producteurs de plantes, Sandrine participe à la création d’un collectif « pour faire modifier la réglementation ». Parmi les membres, il y notamment Jean-Louis Meurot, de la Confédération paysanne : « Quelle considération pouvons-nous avoir pour une loi qui veut gommer des siècles de connaissances sur l’usage des plantes médicinales ?, demande-t-il. « Je fais des décoctions de feuilles de noyer, riches en tanin, connues pour être des antiparasitaires efficaces, illustre Sandrine Lizaga. Ces utilisations ponctuelles dans l’année permettent de réduire par quatre le traitement antiparasitaire. » Stéphane Le Fol, le ministre de l’Agriculture, qui veut diminuer de 25 % en cinq ans (2012-2017) l’utilisation des antibiotiques en élevage, sera peut-être sensible à cet argument.

[^2]: Nom donné aux variétés végétales ayant des vertus médicinales.

Écologie
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