La minute où Éric Piolle a changé de veste

Pas plus que son équipe, le nouveau maire de Grenoble n’imaginait une victoire aussi nette et sans bavure. Diaporama et récit de la dernière journée d’un citoyen encore presque ordinaire.

Patrick Piro  • 31 mars 2014
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La minute où Éric Piolle a changé de veste
© Crédits Photo : Patrick Piro / Politis

12h25. Après une matinée passée à visiter, sur un bon tempo, les bureaux de vote des quartiers populaires du sud de Grenoble, Éric Piolle se rend à «Jean-Jaurès», le sien, pour y déposer son bulletin dans l’urne. Il fait beau, et même chaud, ce dimanche 30 mars, deuxième tour des municipales.

À la terrasse du bar de France, centre-ville, la garde rapprochée d’Éric Piolle badine sur les signes d’un «printemps grenoblois»  : au premier tour, l’écologiste, à la tête de la liste «Grenoble, une ville pour tous» (EELV-Parti de gauche-mouvements citoyens) a créé une vraie grosse surprise en devançant de quatre points (29,4 %) celle du socialiste Jérôme Safar (25,3 %), alors que les sondages la mettaient dix points derrière. Sa femme et ses quatre enfants l’accompagnent, les grands-parents font une apparition.

Versant politique, la vie de la liste a parfois pris des allures d’histoire de famille. «Le débat d’idées n’entame pas le respect ni l’unité entre les différentes composantes, c’est une grande force» , souligne Elisa Martin (Parti de gauche), deuxième de liste.

«On vote ici ?»

15h10. Le petit groupe enfourche les vélos pour poursuivre la tournée des bureaux de vote. À Grenoble, la bicyclette est bien sûr écolo, mais également un moyen de déplacement particulièrement efficace. Les habitants ne manquent jamais de rappeler que leur ville est «la plus plate de France» . Feu rouge, Éric Piolle s’arrête sagement. «Ça fait deux semaines que je me dis que je ne pourrai plus les griller si je suis élu…»

Question de sécurité aussi. Un motard de la police suit discrètement la petite cohorte. Deux jours avant le scrutin, le cycliste Piolle a été agressé par des inconnus qui circulaient dans une camionnette blanche : coup de pied à la tête, roulé-boulé, mais juste quelques égratignures. «Et aucune séquelle psychologique !» Parmi les crasses politiques d’entre-deux tour, des textos envoyés aux électeurs affirmaient que le candidat écologiste interdirait l’abattage halal. «Non, je vous assure, je ne mange pas mes enfants non plus…»

16h30. «Et comment on vote, ici ?» Bises. «Ça monte» , indique Kheira Capdepon, quatrième sur la liste. Traduction ambivalente, pour l’équipe Piolle : se réjouir d’un surcroit de mobilisation citoyenne, alors que la participation a plafonné à 51,7 % au premier tour ; et redouter qu’elle ne joue en faveur de Safar, dont les troupes ont battu le rappel par tous les moyens. Et notamment dans les quartiers sud, réputés massivement pro-PS.

Un peu plus loin, rencontre avec Maryvonne Boileau, la candidate EELV de 2008 (24,5 % au second tour), «fière d’avoir “découvert” Éric Piolle en 2010» . Novice en politique, le pressenti déclinera, puis réfléchira, avant de se déclarer «prêt» en septembre 2010.

Poignées de main fugaces et civilité républicaine

16h45. La tête de liste croise Matthieu Chamussy, le candidat «union de la droite». Civilité républicaine imposée. «Nos sœurs se connaissent bien, rigole Piolle. Il a raté sa campagne de second tour, il n’a rien trouvé de mieux que d’agiter le spectre d’une catastrophe d’extrême-gauche.» Plus tard, il glosera sur «le plus beau discours que j’ai préparé, mais que je ne prononcerais pas»  : il était réservé au cas fort improbable où Chamussy l’aurait emporté. Les deux autres textes sont adaptés à sa victoire ou bien à celle de Safar.

Un sénateur socialiste, qui ne porte pas les écolos dans son cœur, tente de s’immiscer dans l’échange. Piolle le sèche brutalement : il aurait un jour déclaré répugner s’asseoir à côté d’un écolo en soirée, parce qu’ils «puent la sueur» après avoir pédalé toute la journée.

17h05. Michel Destot, maire PS sortant dont Jérôme Safar est le «n° 2», traverse la cours de l’école Anthoar. Coïncidence : Éric Piolle s’y trouve encore. Poignée de main fugace. Destot quitte les lieux quelques minutes plus tard, en jetant un regard tendu vers Piolle. Qui ne le captera pas, dans son dos : lui pédale déjà vers le prochain bureau de vote.

19h40. Trois quarts d’heure plus tôt, le service communication de «Grenoble, une ville pour tous» avait transmis aux journalistes que la soirée électorale ne se tiendrait plus au local de campagne, comme prévu, mais sur l’esplanade du musée de Grenoble. La superficie du site de la soirée électorale vient subitement d’être multipliée par 50. «On espère juste qu’on n’aura pas à replier le chapiteau la queue basse…» , commente Pierre Mériaux, délégué de liste.

La famille et l’équipe de campagne d’Éric Piolle se sont enfermés dans un appartement ami en centre-ville. La tension monte. Les regards ne quittent pas l’homme élancé qui tourne en rond dans sa cage mentale, tentant distraction avec une raquette de ping-pong, le chat et des bonbons fluos avalés par poignées. France 3 bascule sur la «régionale». On rit jaune à chaque fois que la présentatrice annonce «retournons à Grenoble»  : ce n’est pas pour sonder le vote de la ville, mais pour donner la parole au bureau de la chaîne qui regroupe les résultats des communes de l’Isère. «Premières estimations à 21h» .

«On est devant, semble-t-il.»

Illustration - La minute où Éric Piolle a changé de veste - Eric Piolle, nouveau maire de Grenoble (Crédits : Patrick Piro/Politis)

20h30. Au QG de Piolle, on jure que l’on ne dispose «d’aucune indication» . Sauf, finira-t-on par arracher, les cent premiers bulletins dépouillés de quatre bureaux de vote représentatifs. «On est devant, semble-t-il» , lâche un peu pincé un collaborateur. Et comme il faudra bien sortir dans la rue à un moment ou un autre, Éric Piolle troque sa veste noire pour une autre plus mate, «il paraît que c’est plus adapté pour les flashs» . Quelque chose dans sa posture commence à exprimer du relâchement. Le candidat semble comprendre qu’il lui faut se préparer à lire le premier des discours qu’il a rédigé.

20h59. France 3 «retourne à Grenoble» , pour de bon cette fois. Éric Piolle, un verre de vin à la main, découvre d’incroyables panneaux : sa liste totaliserait plus de 40 % des voix. Jérôme Safar, avec 27 %, est à des années-lumières. Quelques exclamations sourdes. Pendant une bonne minute, le futur nouveau maire reste scotché à son verre, incrédule. Pas plus que son entourage, il n’a l’air de comprendre le sens de ces chiffres improbables. «Attention, ce ne sont que des estimations. Souvenons-nous qu’un jour nous nous sommes couchés avec Shimon Peres vainqueur, et réveillés avec Benjamin Netanyahou finalement élu…» Et puis non, pas crédible : il y a 13 points d’écart. Il souffle un grand coup. Et la salle explose. Piolle écrase quelques larmes. «Bon, je pleure facilement, même devant un film drôle.»

Lire > Amers, les socialistes grenoblois accusent

21h15. Au pied de l’immeuble, encore un peu en campagne, Piolle accède à la demande d’un groupe de jeunes qui sollicite une photo : ils savent. Derniers instants de convivialité libre. Dans sa tête, la machine à aspirer les humains vers les hautes fonctions est en route, à mesure qu’il marche, devant sa troupe abasourdie, vers l’esplanade du musée. Arrêt au Caffè Forté, où les colistiers affluent et resteront longuement enfermés à huis clos pour préparer le triomphe.

«L’alternative aux socialistes, ce n’est pas uniquement la droite.»

22h00. Les estimations de 21h sont confirmées. Le taux de participation est passé à 58,3 %, et l’avance du premier tour a bien été multipliée par trois. Cerise sur le gâteau, Mireille d’Ornano (FN) a reculé entre les deux tours, passant de 12,6 % à 8,5 %. «Les Grenoblois ont compris que nous portions un nouvel espoir, et que l’alternative aux socialistes, ce n’est pas uniquement la droite ou l’extrême-droite» , savoure Elisa Martin. Tout l’état-major du Parti de gauche l’a appelée pour transmettre des félicitations. Chez Piolle, on ne compte pas non plus les textos «EELV» venus de toute la France.

Devant la porte du café, Raymond Avrillé, «d’un naturel pessimiste» , est soudain devenu volubile. Vieux briscard des mobilisations citoyennes grenobloises, il verrait bien affiché «démocratie, écologie, solidarité» au fronton de la ville. C’est le credo de l’association Ades, socle historique de cette victoire, et dont il est l’une des âmes. «Pousseur» de la liste, en 59ème et dernière position, c’est une gloire locale, à l’origine de la condamnation d’Alain Carignon à 29 mois de prison en 1996. Ultime triomphe : «le Corrompu» comme il dénomme désormais, qui avait réussi à imposer sa présence en 9ème place sur la liste de Chamussy, n’entrera pas au conseil municipal au vu du résultat du candidat de droite (24 %).

D’autres en revanche s’y voient précipités : chez «Grenoble, une ville pour tous», où personne n’imaginait sérieusement que Safar refuserait jusqu’au bout la fusion des listes proposée par l’équipe Piolle, ça ne devait pas «rentrer» au-delà du rang 26 des colistiers. Au bout des comptes, ils seront 42 à intégrer le conseil municipal. «J’en connais qui ont dû annuler leurs billets, ils avaient prévu de prendre quelques jours de vacances après la campagne» , s’amuse Raymond Avrillier.

22h10. Une foule de caméras et de Grenoblois s’est massée devant le Caffè Forté. Éric Piolle apparaît. L’allégresse a perdu un peu de sa spontanéité. C’est protégé par un service d’ordre que le nouveau maire élu, entouré de ses principaux colistiers, se fraye un chemin dans la bousculade vers l’esplanade du musée où la foule rugit.

22h25. Devant le pupitre, Éric Piolle a endossé le costume.

«Nous avons renversé un ordre préétabli qui nous promettait un maire choisi d’avance ! Désormais, on parlera moins de notre ville comme celle “du discours de Grenoble” de Sarkozy [^2], mais comme de la pionnière qui a mis fin à un modèle traditionnel d’alternance politique. La France nous regarde, nous avons l’immense responsabilité de faire de Grenoble la première grande ville à inventer la transition sociale et écologique !»

«Piolle président !» , hurle un aficionado chaviré.

[^2]: Prononcé le 30 juillet 2010, il est resté comme emblématique de la stigmatisation des étrangers par l’ancien président.

Politique
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