Pour réhabiliter la folie

Le journaliste Patrick Coupechoux dénonce la dérive conservatrice
de la notion de « santé mentale »

Ingrid Merckx  • 3 avril 2014 abonné·es

La folie a disparu. Le mot est banni. On dit schizophrénie, maladie mentale, handicap… Le fou n’est pas officiellement mis à l’index – sauf par Nicolas Sarkozy en 2008 –, mais il est considéré comme atteint d’un mal qui n’appartient qu’à lui. La société n’est pas concernée. « Ce qui nous exonère de nous interroger sur le regard que l’on porte sur la folie. Le fou n’existe plus, noyé dans la masse des personnes en souffrance », déplore Patrick Coupechoux dans Un homme comme vous, exploration critique des sources théoriques, cliniques, politiques et poétiques de la désaliénation. Soit l’histoire de cette psychiatrie née à l’époque de la Résistance, considérant le fou comme sujet et cherchant à en finir avec l’asile. C’est l’idée selon laquelle le fou doit pouvoir vivre avec les autres tel qu’il est. Pour cela, il ne suffit pas de le catapulter dans la cité mais de mettre en place un système de soins qui s’organise autour de lui. « Le soin existe en psychiatrie et il réside exclusivement dans la relation », rappelle ce journaliste qui a déjà signé en 2006 une somme intitulée Un monde de fous  (Seuil).

Pourquoi revenir aujourd’hui sur l’histoire de la désaliénation et la manière dont notre société considère la folie ? Selon l’auteur, nous sommes à l’heure d’une révolution conservatrice qui ne dit pas son nom et, même, « se déploie au nom des droits de l’homme, de la citoyenneté, du respect du malade »  : la maladie mentale relève de la science et le malade mental doit être réinséré. « Il n’est plus question de soin mais de traitement. Il n’est plus question d’humanité de la folie, mais de “troubles” du comportement. » Il n’est plus question de folie mais de santé mentale. Or, « la psychiatrie s’occupait des fous, la santé mentale s’occupe de tout le monde ». Dans une société qui crée des dégâts, notamment dans le monde du travail, tout le monde est potentiellement en souffrance. La santé mentale sert à modéliser l’individu pour qu’il reste performant, compétitif. Le psychotique est alors considéré comme n’importe quel autre souffrant. Il n’y a plus de médecine spéciale, ce qui constitue une autre forme de relégation. « Mais la psychose résiste », alerte Patrick Coupechoux en citant le « projet de vie  […]  cher à la psychiatrie néolibérale et gestionnaire dominante ». « Le principe de ce projet est décidé par d’autres – y compris le législateur ! –, il est forcément quelque chose d’imposé, à court ou à long terme, puisque l’objectif final est bien que le malade opère son “rétablissement” le plus vite possible, afin de rejoindre rapidement le cycle de la consommation-production  […]. Si le psychotique ne parvient pas à atteindre les objectifs de l’institution sanitaire, il est bien souvent abandonné. »

« Psychose : de quoi parle-t-on ? » , lance l’auteur dans un chapitre introductif appuyé sur les travaux du psychiatre italien Gaetano Benedetti. Selon ce dernier, il n’y a pas de rupture entre le psychotique et la personne saine : « La schizophrénie mobilise chez l’individu psychotique l’angoisse existentielle qui gît en chaque homme. » Il compare celle-ci au « bruit blanc » qu’entendent les astrophysiciens et qui provient de toutes les parties de l’univers. Mais cette angoisse est plus puissante, plus destructrice chez le psychotique. Pour alléger sa souffrance, il faut le considérer comme notre semblable sans injonction de se conformer à nos normes sociales. Et c’est là que réside un balancement délicat. Quelle institution alternative aujourd’hui ? Quelle psychiatrie de la relation et avec quels moyens ? Quel accompagnement des familles, et combien de psychiatres pour aller chez elles dans l’idée d’une prise en charge globale ? Citant Foucault, Bonnafé, Pinel, Tosquelles, Canguilhem, Oury, etc., Patrick Coupechoux mène un combat : sortir la folie d’une vision scientiste. « La démarche pragmatique, avec les DSM, n’est-ce pas renoncer à comprendre ? », lance-t-il. «   Il faut soigner le sujet fou, pas le neutraliser. Cela ne va pas de soi », ajoute-t-il, cherchant à réhabiliter la folie comme ont pu la réhabiliter les surréalistes, à mettre en évidence le droit d’être fou, la dimension créatrice de la folie, sa part de rébellion, de subversion. S’ensuit un chapitre stimulant sur le langage de la folie et la poésie comme lien possible avec la psychose. S’y mêlent Nerval, Strindberg, Holderlin, Van Gogh, Artaud… Il ne s’agit pas de nier la maladie, mais de dire que la folie n’est pas seulement une maladie. Elle serait interne à chacun de nous, tapie, prête à surgir. Réduire la folie à une maladie ou à un handicap, c’est nier sa dimension humaine. Deleuze disait : « Nous sommes tous des groupuscules. » En préfiguration de la loi sur la santé mentale prévue en 2014, quel sursaut dans les pratiques ? Notre société est-elle complètement sortie de l’asile ?

Idées
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