Plus de moyens pour les salles !

La cinéaste Mariana Otero fait ici le récit de la sortie de son film À ciel ouvert et revient sur le rôle déterminant des exploitants.

Mariana Otero  • 15 mai 2014
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Plus de moyens pour les salles !

Les films documentaires ont une vie en salles très diverse : ils peuvent faire 3 000 entrées comme 30 000, passer la barre des 60 000, 100 000 ou, exceptionnellement, du million. Je crois qu’il est intéressant de connaître cette vie au cas par cas, dans le détail, au-delà des chiffres qui totalisent les entrées semaine après semaine sans spécifier la manière dont chaque film est sorti.

Pour information, en 2003, Histoire d’un secret ne trouvait pas de distributeur, car c’était «   un film narcissique qui n’intéresserait personne », aux dires des distributeurs en général. Finalement, Isabelle Dubar (ID Distribution, aujourd’hui Happiness Distribution) a décidé de sortir ce film qui l’avait beaucoup touchée. Elle l’a sorti sur 16 copies au départ (10 copies distributeur et 6 copies Acid) et le film a fait 60 000 entrées en six mois. Beaucoup de débats avec moi ou le planning familial ont accompagné sa sortie. Entre nos mains (2010), en revanche, a trouvé immédiatement un distributeur, Diaphana, et a séduit rapidement les exploitants : il est sorti de ce fait sur 60 copies et totalise aujourd’hui 120 000 entrées, dont 70 000 en trois mois.

En octobre 2013, quand Happiness a montré À ciel ouvert aux exploitants, certains ont beaucoup aimé mais beaucoup n’en ont pas voulu. Parmi ceux-là, ou bien ils pensaient, tout en l’appréciant, que le film était «   trop difficile à montrer, trop compliqué, bizarrement construit », et puis «   la folie, ça fait peur, ça n’intéresse personne ou une toute petite niche », ou bien ils n’aimaient pas (mais un exploitant doit-il montrer seulement ce qu’il aime ?). Ni le Groupement national des cinémas de recherche (GNCR) ni l’Association française des cinémas d’art et essai (Afcae), qui avait soutenu mes deux précédents films, n’ont soutenu celui-ci. Seul l’Acid l’a fait. Le film n’a pu sortir en première semaine que dans 17 salles (2 à Paris et 15 en province).

L’hésitation, au début, de certains exploitants, qui connaissaient mon travail, avaient passé mes deux autres films avec des entrées souvent bonnes, et chez qui j’avais fait des débats, ne doit pas cacher l’engagement remarquable de certains autres. Ainsi, le Ciné-TNB, à Rennes, a organisé une avant-première avec plus de 400 personnes dans la salle. Puis il a pris le film en première semaine avec deux séances par jour, et cela pendant quatre semaines. Le film a bien marché : 1 300 entrées, ce qui fait de Rennes la ville, après Paris, où le film a réalisé le plus d’entrées. Il faut évoquer aussi le Méliès, à Grenoble, qui a particulièrement bien préparé la sortie : une première projection du film a eu lieu bien en amont ; cette projection a permis de préparer une très belle séance avec débat en ma présence en première semaine dans une salle comble : 270 spectateurs ; ensuite, la salle a gardé le film trois semaines et le public était au rendez-vous. 750 spectateurs, ce qui n’est pas mal du tout !

On peut également citer le Comœdia à Lyon, le Métropole à Lille, l’Eldorado à Dijon, le Café des images à Hérouville-Saint-Clair, les 400 Coups à Angers, le Moulin du Roc à Niort, le Katorza à Nantes, le Star à Strasbourg, le TAP à Poitiers, l’Alhambra à Marseille, la Coursive à La Rochelle… Chaque fois, ils ont totalisé sur une ou deux semaines, à raison de 5 à 7 séances hebdomadaires, un minimum de 500 spectateurs. En revanche, les Utopia n’en ont pas voulu, et c’est leur droit, à l’exception de l’Utopia Saint-Ouen-l’Aumône, pour une soirée débat à la demande d’un collectif de psychiatres (Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire). Heureusement, d’autres salles dans les villes de Bordeaux et de Toulouse l’ont pris. Comme l’ABC, à Toulouse, qui a organisé des débats et gardé le film pendant trois semaines d’exploitation, avec au bout du compte des entrées importantes (700). Ensuite, on peut saluer le très beau travail de certains réseaux de salles comme Cinéphare, en Bretagne, qui aide une trentaine de salles à diffuser des films art et essai. Des projections avec débat en ma présence ou en la présence de professionnels ont eu lieu : 170 spectateurs à Douarnenez, même chose à Plougastel et à Morlaix. Ou encore le réseau Atmosphère 53 en Mayenne. À Laval, dans un autre genre, on peut saluer le travail… d’un multiplexe, le Cinéville, qui m’a accueillie pour un débat, avec 463 spectateurs, et qui a programmé ensuite le film sur quelques séances. Résultat : 600 entrées. Et j’oublie sûrement de nommer encore des salles au travail remarquable.

Quelques mots sur Paris, où la sortie a été très modeste. En première semaine, nous n’avons obtenu que deux salles : le Reflet-Médicis (2 débats) et le MK2 Beaubourg – dans la salle de 40 places et, le week-end de la deuxième semaine, dans celle de 60 places. En quatrième semaine, le film ne passait déjà quasiment plus nulle part. Heureusement, le cinéma La Clef a gardé À ciel ouvert plusieurs semaines sur quelques séances ; l’exploitant a d’ailleurs été surpris de l’affluence, ce qui tend à prouver que le film avait été largement sous-diffusé à Paris.

En conclusion, et après avoir regardé les chiffres attentivement, les salles qui ont vraiment voulu du film n’ont pas eu à le regretter. Après avoir contacté des associations comme l’École de la cause freudienne et organisé un débat, elles ont eu beaucoup de spectateurs, même lors des séances sans débat. Les salles qui n’ont pas organisé de débat n’ont eu, elles, qu’un nombre très réduit de spectateurs. On peut se dire que c’est le bouche-à-oreille, mais pas seulement. L’organisation d’un débat permet à un film qui bénéficie de très peu de publicité de mettre les spectateurs au courant et de l’existence du film et de son passage dans le cinéma près de chez eux. Le débat est l’outil publicitaire local des films sans publicité ! À ciel ouvert, avec si peu de salles au départ et une publicité limitée, s’en est plutôt bien sorti, a fini par s’imposer et continue de circuler.

Cette sortie n’est donc pas un échec, loin de là. Le film a rencontré les spectateurs, les a touchés intimement, et il aura une portée dans les institutions psy et pour les familles. La preuve en est le livre À  ciel ouvert, entretiens, que les spectateurs ont plébiscité : près de 6 000 exemplaires vendus à la sortie des salles ! C’est cette trace que laisse le film qui est pour moi le plus important. Mais elle n’est pas totalement satisfaisante : avec plus de « désir » du côté des exploitants, le film aurait eu une vie plus large. Je dirais que ce film a été « sous-exploité » : il aurait pu faire le double avec un engagement un peu plus important des salles art et essai. En disant cela, je ne mets pas en cause les exploitants eux-mêmes, qui ont évidemment le droit de faire leur choix, mais un système général qui les fragilise quand ils ont à passer des films à faible marketing. Cette sortie met en évidence les difficultés que rencontre actuellement un film avec un distributeur déterminé mais aux possibilités d’investissement limitées. Seuls les gros distributeurs peuvent investir dans la publicité : les coûts des bandes-annonces sont trop élevés, l’affichage aussi…

La presse, c’est formidable si elle est bonne, mais ça n’est pas suffisant. Pour qu’un spectateur soit informé que le film passe près de chez lui et qu’il sache en quoi ce film pourrait l’intéresser, il faut non seulement qu’il ait lu la presse au moment de la sortie mais aussi qu’il ait consulté son programme au moment opportun pour saisir les quelques séances qui pourraient coller avec son emploi du temps. Cela fait beaucoup d’éléments à réunir. S’il n’y a pas eu de débat, si un réseau auquel il appartient ne l’a pas averti de l’existence du film, il a toutes les chances de passer à côté. L’organisation d’un débat constitue un travail important qui nécessite du personnel et des frais, et que le modèle économique du Centre national du cinéma (CNC) prend en compte de manière insuffisante, trop marginale, dans son système d’aide aux salles. À l’Acid, nous avons fait des propositions qui permettraient de corriger le déséquilibre engendré par le marché en distribuant aux salles des aides substantielles leur permettant de faire réellement et systématiquement un travail conséquent auprès des publics potentiellement intéressés par les films. Nous espérons qu’un jour nos propositions seront entendues.

Politique culturelle
Temps de lecture : 8 minutes
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