Souvenirs d’Extrême-Orient

Le musée Cernuschi, à Paris, présente un regard sur le Vietnam au début du XXe siècle, saisi par des scientifiques français. Un travail à la fois patrimonial et humain.

Jean-Claude Renard  • 8 mai 2014 abonné·es

On est à la toute fin du siècle. Le XXe se rapproche à bon train. La Mission archéologique permanente en Indochine, devenue l’École française d’Extrême-Orient (EFEO), est fondée à Saïgon en décembre 1898, par arrêté du gouverneur général de l’époque, Paul Doumer. Son travail consiste à mener « l’exploration archéologique et philologique de la presqu’île indochinoise, à favoriser par tous les moyens la connaissance de son histoire, de ses monuments, de ses idiomes, à contribuer à l’étude érudite des régions et des civilisations voisines ». Quatre ans après sa création, son siège est déplacé à Hanoi, nouvelle capitale de l’Indochine française. Elle y restera plus d’un demi-siècle.

Outre la conservation du patrimoine, ** ses travaux d’inventaire, cette structure assurera également la création et la direction de plusieurs musées, collectant nombre de documents manuscrits et imprimés. Assez rapidement, même si la mission de l’EFEO est censée couvrir l’ensemble de la péninsule indochinoise, le Vietnam occupe une part importante des travaux des chercheurs, qui se déplacent d’emblée sur le terrain, avec la collaboration de lettrés vietnamiens, de correspondants divers. Ils ont des profils différents, sont issus d’horizons divers. Architectes, archéologues, épigraphistes, graveurs ciseleurs, les uns formés à l’École des beaux-arts de Paris, les autres à l’École des chartes, à l’école Boulle… Un arc-en-ciel de connaissances, d’expériences, de baroudeurs, intellectuels, artistes. Surtout, ces pionniers ressentent très tôt le besoin de compléter leurs notes et leurs relevés par des photographies, des clichés sur plaques de verre pris lors de chacune de leurs missions, en dépit des conditions de travail difficiles, au cœur d’une végétation luxuriante, qu’ils arpentent chargés d’un encombrant matériel, livrant ainsi des images uniques, dont l’intérêt est à la fois scientifique et historique. Tel est l’objet de cette exposition, Objectif Vietnam, au musée Cernuschi, antre des arts asiatiques, constituée d’une centaine d’images, auxquelles s’ajoutent des aquarelles d’époques signées par ces mêmes chercheurs. Parmi eux, figure Louis Finot, premier directeur de l’école, nommé et renommé jusqu’en 1929, spécialiste de l’épigraphie khmère, enseignant parallèlement l’histoire et la philologie indochinoises à l’École pratique des hautes études et au Collège de France, à Paris. À Saïgon, il choisit de doter l’EFEO, dès sa fondation, d’une bibliothèque et d’une photothèque. En passant lui-même derrière l’objectif pour signer d’époustouflants clichés. Ici, des fouilles de citadelles, des monastères bouddhiques, des sanctuaires, le dégagement de soubassements ornés d’animaux, une pagode, la restauration du pavillon de la cloche d’une autre pagode. Là, des images plus trempées d’humanité, des années 1910 aux années 1920, attachées aux processions, aux enterrements, aux rituels des paysans, au quotidien des citadins, à la simple pêche au giâm (type de drague en fibre de rotin), aux restaurants ambulants, aux lanternes vénitiennes pour la fête des enfants, aux échoppes de jouets encore.

On sent chez le spécialiste de la culture khmère le besoin de raconter une histoire à côté de l’histoire, de rapporter ce qui est, ce qui se vit et vibre à côté d’un patrimoine séculaire. Il faut croire que le travail de Louis Finot s’est révélé indispensable. Quatre ans après son départ, en 1933, l’École française d’Extrême-Orient s’adjoint les services d’un photographe professionnel, Jean Manikus, secondé par Nguyên Huru. Le bagage de Manikus, à son arrivée, est celui d’un opérateur de prises de vue, avant d’être directeur du service production de la Société Indochine films et cinéma à Hanoi. Lui et Nguyên Huru participeront à l’élaboration d’un fonds colossal de plusieurs dizaines de milliers de clichés. Prolongeant le travail de Finot, Manikus apparaît, dans ces années 1930, chapeauté, botté, cravaté, costumé, en élégant casse-cou, assis sur sa mallette, le regard défiant. Qui fixe des temples, des fouilles étirées sur plusieurs mètres carrés, le dégagement d’une tombe témoignant de la présence de la dynastie des Han (IIIe siècle avant Jésus-Christ), mais encore l’exercice d’estompage d’une stèle, la technique de la xylogravure dans un atelier d’estampe populaire, la fonte d’une statue de Bouddha en bronze, un cortège de tambours, de gongs, d’étendards et de parasols, d’autres cortèges de danseurs militaires, une cérémonie rendue au ciel, un pêcheur de carrelets.

Sous la pression politique, l’ EFEO quitte Hanoi en 1961 après avoir remis son patrimoine aux autorités vietnamiennes. Une copie du fonds photographique sera envoyée à Paris. Elle comporte plus de 180 000 clichés. Négatifs, diapositives, tirages argentiques… On y découvre des images relevant du folklore en carte postale, des commerçantes sur la rue, des artisans à l’ouvrage, des moines en prière, de grands mouvements de foule, des rédacteurs de sentences durant les fêtes du Têt. De vastes chantiers de rénovation encore, des bâtiments en restauration, une domination française où figurent dans l’entrelacs des échafaudages les ouvriers, plus légèrement habillés que les patrons, des images de marchés communaux, dans la simplicité rustique, avec les pyramides de riz, de légumes, les visages burinés des marchandes… Dans ces images, tantôt anonymes, tantôt signées, on sent déjà la fin d’un monde.

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