Béatrice Giblin : « Il faut s’adapter aux différences entre régions »

Selon Béatrice Giblin, la réforme territoriale ne doit pas traiter toute la France de manière uniforme.

Olivier Doubre  • 26 juin 2014 abonné·es
Béatrice Giblin : « Il faut s’adapter aux différences entre régions »
© **Béatrice Giblin** est géographe et codirectrice de la revue *Hérodote* . Le prochain numéro, « France, territoires et pouvoirs », paraîtra en octobre (La Découverte). Photo : AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN

Après avoir demandé au géographe Michel Foucher son analyse du projet de réforme du fameux mille-feuille territorial, nous sollicitons cette semaine l’opinion très différente de sa consœur Béatrice Giblin sur cette réorganisation du territoire français. Un projet souvent considéré comme manquant d’ambition, puisque la principale raison avancée par le gouvernement est de « faire des économies » en supprimant les départements, en réduisant le nombre de régions de 22 à 14 et en créant de grandes métropoles.

Vous avez qualifié le découpage proposé d’« incohérent ». Pourquoi ?

Béatrice Giblin :  Je voulais souligner combien on en voyait peu la logique sur de nombreux points. Par exemple, si l’on veut constituer de grandes régions, pourquoi ne pas associer les Pays-de-la-Loire et la Bretagne ? Si l’on veut tenir compte des caractéristiques historiques et culturelles, pourquoi associer l’Alsace et la Lorraine ? Et si Georges Frêche avait été encore en fonction, aurait-on vraiment associé Midi-Pyrénées et Languedoc-Roussillon ? On a beaucoup de mal à comprendre le raisonnement qui a conduit à ce découpage. En outre, au moment où le Front national est en nette progression (même avec une forte abstention), est-ce le moment de déstabiliser les citoyens dans leurs repères territoriaux ?

Cette incohérence tient-elle aussi au fait que ces grandes régions ne coïncideraient pas avec de vraies identités culturelles et historiques ?

La France, pour des raisons historiques, ne compte pas d’identités régionales fortes. L’État a joué un rôle important dans la constitution d’une nation française. Ce qui n’est pas le cas de l’Espagne, par exemple, où le phénomène d’unité nationale, même si le pays est une très vieille royauté, n’a pas eu lieu de la même manière que chez nous. On peut plutôt dire qu’elle est restée une nation catalane, avec un fort sentiment nationaliste basque, galicien ou andalou. De même, à la différence du français fixé par l’Académie française, le castillan, la langue espagnole, n’a pas réussi à devenir la langue vernaculaire de toute la nation. Certes, les langues régionales, chez nous, n’ont disparu dans les milieux familiaux que dans les années 1950, mais elles n’étaient ni codifiées ni écrites. C’est l’une des raisons importantes qui font que la France constitue une nation, avec un fort sentiment national. Je dis tout cela pour tempérer cette question des identités régionales en France, qui ne saurait constituer un argument valable pour penser un éventuel découpage rationnel.

Que pensez-vous du projet de suppression des départements ? Partagez-vous l’avis de Michel Foucher, qui refuse leur sanctuarisation ?

Je pense que la France est très diverse et que, s’il doit y avoir une innovation intéressante dans une réforme territoriale, c’est de ne pas traiter l’ensemble du territoire de façon uniforme. La région Île-de-France n’a sans doute pas à être traitée comme le Limousin ou l’Aquitaine ! Lorsqu’on a créé les départements, en pleine période révolutionnaire, on avait déjà Paris, Lyon ou Marseille, mais le pays était majoritairement rural. On peut donc comprendre la volonté d’avoir une organisation très rationnelle. Néanmoins, ce maillage départemental, qui a plus de deux siècles, a fortement structuré le territoire national, qui, rappelons-le, est le plus vaste d’Europe, bien qu’il ne soit pas très peuplé – même si l’on a gagné autant en population depuis les années 1950 (20 millions d’habitants en plus) qu’au cours des deux siècles et demi précédents ! Cela permet de comprendre les immenses changements qu’a connus la France depuis 1950, avec un bouleversement dans la répartition de la population. Ainsi, dans des endroits à faible densité de population mais ayant d’importants besoins de services, le département peut continuer à jouer son rôle. En revanche, dans le cas de la région parisienne, il faut sans doute penser les choses autrement. Cependant, si l’on crée un grand ensemble en Île-de-France, avec une grosse métropole parisienne, un « Grand Paris », je reste convaincue que l’on sera obligé de recréer des sous-ensembles, pour pouvoir gérer un certain nombre de problèmes au plus près. Notamment du fait des différences au sein de cet ensemble de plus de 7 millions d’habitants, comme entre le nord-est et la partie ouest. Je serais donc assez favorable à une organisation du territoire qui ne soit pas systématiquement la même de Dunkerque à Marseille et de Strasbourg à Brest : les zones de montagne, les zones rurales faiblement peuplées, les zones urbanisées, notamment la région parisienne, ou les zones littorales n’ont pas besoin du même type d’organisation. Je souhaite aussi que les départements, en particulier en milieu rural, conservent leur fonction, avec leur compétence générale. Enfin, j’ai l’impression que les critiques sur le fameux mille-feuille tiennent au fait qu’un certain nombre de grands corps de l’État n’ont jamais vraiment accepté la décentralisation.

Par ailleurs, on devrait voir le développement de grandes métropoles. Qu’en pensez-vous ?

On a sans doute trop tendance à penser que le dynamisme économique n’a lieu que dans les grandes villes. Comme si rien ne se passait ailleurs ! La vraie question est celle des domaines de compétences à attribuer à ces métropoles. C’est d’abord cela qui doit être discuté. En fait, cette réforme, à laquelle je ne suis pas hostile in fine, a été proposée de façon étrange. On a commencé par en définir les limites, mais sans discuter en amont des compétences qu’on va octroyer à ces 14 grandes régions. De même, on dit qu’on va supprimer les départements, à l’horizon 2020, pour donner la priorité aux intercommunalités. Avec une taille minimum de 20 000 habitants. Mais que signifie une intercommunalité de cette taille dans une zone de montagne ? Réunir 20 000 habitants en montagne, cela fera un territoire très vaste, où l’on circule difficilement. Et ce sera tout le contraire en zones urbaines… Il faut donc être plus pragmatique et s’adapter aux différences entre les territoires.

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