Bruxelles, objet de leur ressentiment

Cheminots, taxis, intermittents du spectacle : les conflits de ces dernières semaines mettent tous en cause des mesures dictées en amont par la Commission européenne.

Thierry Brun  • 19 juin 2014 abonné·es

Circulez, il n’y a rien à voir ! La grève « n’est pas utile et pas responsable », a tranché Manuel Valls après six jours de mobilisation à la SNCF. Un mouvement lancé par quatre syndicats (CGT-Cheminots, SUD-Rail, FO et First) contre la réforme ferroviaire, en débat à l’Assemblée nationale jusqu’au 24 juin. Le gouvernement ne bougera pas, sauf à la marge, sur cette réforme « ambitieuse » qui s’adapte aux conditions validées à Bruxelles.

Le principal objet du projet de loi de Frédéric Cuvillier, secrétaire d’État aux Transports, est en effet de préparer les transports ferroviaires à une ouverture totale à la concurrence dès 2019. Une date fixée par la Commission européenne dans le « quatrième paquet ferroviaire » européen, composé de règlements et de directives qui doivent achever la libéralisation du rail engagée depuis 2001. En février, lors de la première lecture du texte au Parlement européen, Frédéric Cuvillier s’était d’ailleurs félicité du fait qu’il « finalise l’ouverture à la concurrence des transports publics ferroviaires et urbains ». Pas d’états d’âme , donc, alors que le gouvernement bâtit une usine à gaz composée de trois établissements publics à caractère industriel et commercial (Epic) pour satisfaire une Commission très exigeante en matière de libéralisation. Bruxelles prône une séparation entre le gestionnaire d’infrastructure (Réseau ferré de France) et les futurs opérateurs en concurrence, dont la SNCF. De quoi « renforcer le dumping social en aggravant les conditions de travail de tous les salariés du secteur ferroviaire », dénoncent les syndicats CGT-Cheminots et SUD-Rail. L’enjeu de cette réforme est donc moins la préservation d’un service public de qualité qu’une volonté de préparer des futurs champions du transport ferroviaire, rentables et privatisables.

Les chauffeurs de taxi de Paris, Berlin, Madrid et Rome, en grève le 11 juin pour protester contre la concurrence des véhicules de tourisme avec chauffeur (VTC), ont souffert de la même logique, à savoir la transposition dans les lois nationales de la directive « services » élaborée par la Commission européenne et entérinée par les sociaux-démocrates au Parlement européen. En France, la « loi de développement et de modernisation des services touristiques », adoptée en 2009, a modifié le code du tourisme pour créer un marché des VTC susceptible de concurrencer les taxis. La proposition de loi qui sera présentée en juillet (et qui reprend des mesures du rapport du député PS Thomas Thévenoud) se limite à la régulation de cette concurrence, laquelle a donné naissance à des services low cost très attractifs pour les entreprises privées. Des multinationales ** ont émergé, comme le groupe américain Uber, créé en 2009, en même temps qu’entrait en vigueur la directive de libéralisation des services dans l’Union européenne. Uber pèse 17 milliards de dollars, engrange des profits confortables et distribue d’importants dividendes à ses actionnaires.

Dans un autre secteur, le chômage, lui aussi transformé en juteux marché pour les opérateurs privés de placement, le gouvernement s’est engagé auprès de Bruxelles (et du Medef) à réduire le déficit du système public d’assurance chômage (Unedic). Un déficit qui s’est élevé à 4 milliards d’euros en 2013. En accordant son agrément à la nouvelle convention qui doit entrer en vigueur le 1er juillet, il fait porter l’essentiel des économies sur les seuls demandeurs d’emploi, soit 1,9 milliard d’euros de 2014 à 2016 [^2]. Les mesures, fortement contestées par les intermittents du spectacle, étaient programmées dès le mois d’avril, lors de l’adoption du programme de stabilité budgétaire. La Commission européenne a « validé » cette « stratégie économique », s’est félicité le ministre des Finances, Michel Sapin, qui s’est « fermement engagé à mettre en œuvre les orientations » dudit programme de stabilité dans le projet de loi de finances rectificative (PLFR) pour 2014. Présenté par Manuel Valls, le PLFR annonce 600 millions d’euros d’économies supplémentaires en 2014, et compte sans doute sur la nouvelle convention de l’Unedic pour en réaliser une grande partie. Entre le discours sur le bienfait des réformes et la réalité, au gouvernement, il y a comme un grand écart.

[^2]: Selon la note d’impact de la nouvelle convention d’assurance chômage publiée en mai.

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