De Gabin à l’égoïste

Longtemps figure héroïque et respectée, le cheminot voit son image se dégrader quand le libéralisme monte en puissance.

Pauline Graulle  • 26 juin 2014 abonné·es
De Gabin à l’égoïste

Les cheminots ont-ils toujours été d’abominables grévistes ? Oui, si l’on en juge par la longue histoire d’amour qui unit les mots « cheminots » et « grève ». La preuve, on trouve la première occurrence du mot « cheminot » dans un journal ouvrier à l’occasion de la grève d’octobre 1898. Un siècle plus tard, en 1987, l’expression « grève des cheminots » apparaît dans le Petit Robert à l’entrée « cheminot ». Juste retour des choses, en 1995, elle apparaîtra à l’entrée du mot… « grève » [1]. C’est dire si, dans l’imaginaire collectif français, l’image du cheminot forcément gréviste (et inversement) a la vie dure !

La représentation du travailleur du rail n’en a pas moins fluctué au long de l’histoire. Des premières compagnies ferroviaires jusqu’à la Libération, le cheminot a plutôt bonne presse. Tantôt figure motrice du mouvement ouvrier – c’est Lantier dépeint par Zola dans la Bête humaine –, tantôt notable villageois respecté, « l’agent des compagnies privées incarne le progrès technique s’il est mécanicien (“l’aristocratie” des ouvriers du rail, fiers de servir leurs trains à l’heure) ou le service public s’il est le chef de la petite gare », indique l’historien Georges Ribeill [2]. D’une guerre à l’autre, « l’image du cheminot va gagner en teneur patriotique, poursuit-il. La Résistance sera érigée par les dirigeants de la SNCF en un ciment au sein de la “grande famille cheminote” ». Une véritable mythologie qui donne naissance, en 1946, au film la Bataille du rail, succès populaire. L’orée des années 1980 marque un tournant. La figure héroïque du cheminot, incarnée à l’écran par Jean Gabin et à la ville par l’ancien résistant Georges Séguy (secrétaire général de la fédération cheminot CGT jusqu’en 1965), laisse place à la représentation du cheminot « égoïste » : « Si l’on entend déjà parler des “privilégiés” à propos des agents de la SNCF dès 1950, les médias commencent à parler de “prise d’otages” à la fin des années 1970 », rapporte Christian Chevandier, chercheur au Centre d’histoire sociale du XXe siècle. C’est que le contexte a changé. Les progrès techniques et la mise en avant du TGV, « fierté française », ne cadrent plus avec l’image de l’ouvrier, noir de charbon, qui peuplait l’inconscient collectif et justifiait les avantages du métier. Lesquels apparaissent, dès lors, comme d’intolérables privilèges : « Dans une société qui découvre le chômage de masse, ceux qui ont une garantie de l’emploi ou qui partent plus tôt à la retraite semblent par contraste des privilégiés », analyse Guy Groux, chercheur au Cevipof (3), qui ajoute que « c’est aussi à partir du moment où le service public se dégrade que se dégrade l’image du cheminot ». « Du temps des impératifs de rentabilité commerciale, quand ferment les petites lignes et disparaissent les omnibus, cheminots et usagers défendent encore au coude-à-coude le service public, explique Georges Ribeill. Mais, avec les directives européennes, qui annoncent à l’usager que la concurrence sur les rails améliorera l’offre et réduira les tarifs, alors que c’est tout le contraire qui se produit, le traditionnel “front commun usagers-cheminots” se fracture. » D’autant que les cheminots sont « l’un des derniers bastions disposant d’un pouvoir de blocage visible et perturbant de la vie quotidienne », explique l’historien.

Pour le sociologue Philippe Corcuff [3], cette dégradation d’image est, plus généralement, le résultat de la diffusion des thèses néolibérales dans la société. Des idées véhiculées dans les années 1980 par les pamphlets de François de Closets, qui, en appelant à en finir avec la « syndicratie » et le corporatisme supposé des fonctionnaires, réalise des records de vente. « Dès lors, le syndicalisme cheminot va être associé à un corporatisme et perdre tout soutien de l’opinion », estime Philippe Corcuff. Exception notable : les grèves de 1995 contre le « plan Juppé », durant lesquelles les cheminots se positionnent à l’avant-garde d’un mouvement pour le maintien des services publics. « À l’époque, beaucoup de salariés du privé ont ressenti de la sympathie pour les cheminots, parce que le conflit dépassait largement le cadre de la SNCF », analyse Guy Groux. La lutte, victorieuse, leur permettra même de « réinvestir la fierté du métier », selon Christian Chevandier. « En réalité, la perception que nous avons des cheminots est un indicateur du degré de pénétration de l’idéologie néolibérale dans la société et de notre espoir dans le progrès social », résume Philippe Corcuff. En 1995, 60 % des Français avaient de la compréhension pour les cheminots. La semaine dernière, 76 % des interrogés étaient opposés au mouvement. Voilà qui en dit peut-être plus long sur l’état de la France que sur les cheminots eux-mêmes.

[1] Exemples tirés de Cheminots en grève, Christian Chevandier, Maisonneuve & Larose, 2002.

[2] Auteur des Cheminots , La Découverte, 1983.

[3] Auteur d’une thèse (1991) sur le syndicalisme cheminot.

Économie Société
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