La grogne, oui, mais contre qui ?

Soumis à rude épreuve, les usagers ne s’opposent pas seulement au mouvement des cheminots, ils expriment aussi de nombreux reproches à la SNCF, qui ne fonctionne plus comme un service public.

Thierry Brun  • 26 juin 2014 abonné·es
La grogne, oui, mais contre qui ?
© Photo : AFP PHOTO / PATRICK KOVARIK

Encore une journée de grève des cheminots contre la réforme ferroviaire du gouvernement Valls. Pour les usagers, les presque deux semaines de ce mouvement ont été éprouvantes. Car aux perturbations du trafic des TGV, des TER et des Intercités s’ajoutent des incidents devenus quasi quotidiens : trains en retard, supprimés, en panne, surchargés, lignes dégradées, attente interminable aux guichets… Que l’on soutienne ou non les grévistes, il y a de quoi râler sur le quai, quitte à mettre tout le monde dans le même sac. Ainsi, la Coordination nationale des usagers du train (Cnut), qui a appelé à un boycott symbolique de la SNCF, justifie sa colère en pointant à la fois un mouvement social déclenché « par quatre organisations syndicales cheminotes et l’intransigeance des dirigeants SNCF et de l’État,  [qui] plongent dans le désarroi des centaines de milliers d’usagers ». Pour ne rien arranger, de violentes critiques aux relents populistes ont été déversées sur la place publique, comme à chaque grève (voir p. 20). Les clichés ont fleuri sur ces cheminots aux salaires mirobolants, ne travaillant que « 25 heures par semaine ». Dans ce contexte, difficile de démêler les accusations aveugles des revendications syndicales défendues auprès du gouvernement, notamment le souhait d’une « réelle réunification du système [ferroviaire] pour un meilleur service public voyageurs et marchandises dans une entreprise unique : la SNCF » .

La « culture du conflit » n’est pas l’apanage des cheminots français. Les médias nationaux se sont tardivement fait l’écho du mouvement de grève des cheminots suédois qui a débuté le 2 juin, bloquant 75 000 passagers et coûtant 1,6 million d’euros par semaine. En cause, le transport ferroviaire de voyageurs déjà ouvert à la concurrence et à plusieurs opérateurs privés, dont le français Veolia Transport. Seko, le syndicat à l’origine du conflit, proteste contre le recours au temps partiel et à des contrats de travail précaires par Veolia Transport, qui exploite plusieurs lignes reliant notamment la Suède au Danemark. Comme l’écrit le Figaro (du 18 juin) : « Les craintes des cheminots français seraient-elles déjà devenues réalité… en Suède ? »

Le ras-le-bol des passagers ne vise donc pas seulement les grévistes. « Je suis usager(e) de la SNCF, je prends parfois le train tous les jours et je soutiens la grève des cheminots », clame une page Facebook anonyme qui a dépassé les 10 000 « j’aime » en quelques jours. Mis en cause avec la CGT pour sa radicalisation, SUD-Rail a recensé « les initiatives prises dans de nombreuses villes par des collectifs d’usagers », ajoutant que « les diffusions de tracts, les discussions, les actions montrent une solidarité entre travailleurs, une compréhension de notre grève, bien loin de la caricature des médias ». La grève traduit « une inquiétude [dirigée] ** vers une volonté de sauver le service public ferroviaire », a reconnu le secrétaire d’État aux transports, Frédéric Cuvillier, tout en défendant son projet de réforme. « Certains pensent que les cheminots mènent un combat d’arrière-garde, car il ne changera rien au fait que le gouvernement de gauche mène une politique d’austérité et de libéralisation du rail, réagit Michel Jallamion, un des porte-parole de la Convergence nationale de défense et de développement de services publics, une association solidaire des cheminots grévistes. Ils n’ont déjà plus l’impression d’être dans un service public qui détient une mission d’intérêt général et d’aménagement du territoire. » À l’opposé de cette association née d’un mouvement de protestation contre la fermeture de gares, la puissante Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut), favorable à une ouverture à la concurrence du rail, a affirmé dès le début du mouvement être contre la grève des cheminots, tout en partageant « bien des inquiétudes de ces syndicats [grévistes] sur l’avenir du rail ». La Fnaut constate que « des fermetures de lignes et des suppressions de services (TER, Intercités, TGV, fret) sont prévues, que le manque de personnel et de matériel de réserve pénalise les voyageurs, que le report de l’écoredevance poids lourds bloque des investissements ferroviaires pourtant urgents, et que la dette ferroviaire ne sera ni résorbée ni même stabilisée ».

Surtout, répond Michel Jallamion, « on voit concrètement les conséquences de la libéralisation du transport ferroviaire. Ce ne sont pas les usagers qui peuvent y gagner. Et ils subissent une tarification aussi injuste qu’incompréhensible ». Un motif d’exaspération récurrent depuis que, pour une même place dans le train, le prix des billets peut varier de 1 à 3, voire au-delà dans certains cas. Une politique tarifaire discriminatoire qui suscite de nombreuses critiques contre l’entreprise SNCF, comme l’ont relevé plusieurs études [^2]. Enfin, « lorsqu’on prend le RER en Île-de-France, des rames sont supprimées sans que les passagers en soient avertis, pour des raisons de rentabilité, toujours au détriment de l’usager, en tout cas de la qualité du service qu’il reçoit », déplore Michel Jallamion. D’où cette question lancée par un usager comme un appel au secours face aux problèmes quotidiens : « Comment faire pour avoir un service public digne de ce nom ? »

[^2]: Lire « Aux origines de la préoccupation marchande à la SNCF (1960-2011) », Jean Finez, La Nouvelle Revue du travail, n° 2, 2013.

Temps de lecture : 4 minutes