Laurent Mucchielli : « Hollande et Valls torpillent le travail de Taubira »

Face à l’entreprise de désinformation orchestrée par les lobbies sécuritaires et certains députés à propos de la réforme pénale, Laurent Mucchielli appelle au pragmatisme et à la raison.

Ingrid Merckx  • 12 juin 2014 abonné·es
Laurent Mucchielli : « Hollande et Valls torpillent le travail de Taubira »
© **Laurent Mucchielli** est sociologue. Photo : AFP PHOTO / ERIC FEFERBERG

Le 4 juin se sont ouvertes à l’Assemblée les discussions autour de la réforme pénale défendue par la garde des Sceaux, Christiane Taubira. L’opposition n’a pas tardé à accuser la ministre de « laxisme », de vouloir « ouvrir les prisons » ou laisser dehors de dangereux criminels. En cause : la mesure phare de son texte, la contrainte pénale, peine de probation représentant une alternative à l’emprisonnement. Appliquée en milieu ouvert, elle doit soumettre le condamné à un ensemble d’obligations et d’interdictions assorties d’un accompagnement soutenu. Depuis plusieurs mois, les lobbies sécuritaires bataillent contre la réforme. L’Institut pour la justice, notamment, fait circuler une pétition et fustige « un projet de loi extrêmement dangereux qui vise à supprimer les peines planchers contre les récidivistes, tout faire pour vider les prisons, éviter d’incarcérer des individus dangereux commettant des vols graves ou des agressions sexuelles ». Or, il n’a jamais été question que la contrainte pénale s’applique aux grands criminels. Contre la désinformation à l’œuvre, Laurent Mucchielli rétablit l’esprit de la réforme.

La présidence de Nicolas Sarkozy a été marquée par la rétention de sûreté et la loi sur la récidive. La présidence Hollande pourrait-elle être marquée par la réforme pénale défendue par Christiane Taubira ?

Laurent Mucchielli : Cette réforme pourrait constituer un virage. Mais à deux conditions, qui ne sont pas remplies : il faudrait que son champ d’application soit assez large et que le pouvoir politique assume ce choix. Le problème est que le débat est pollué par les rhétoriques idéologiques et électoralistes. Au fond, notre classe politique n’est pas à la hauteur des enjeux et traite les citoyens comme des enfants qu’on manipule par la peur. Dernier exemple en date, ce tweet de Georges Fenech [député UMP] disant : « Avec la réforme pénale de Mme Taubira, les candidats au jihad seront éligibles à la contrainte pénale. » C’est de la démagogie absolue, scandaleuse. Mais, depuis le milieu des années 1990, la gauche tremble de peur devant la rhétorique sécuritaire de la droite. Le rapport de force, gagné par la droite, continue de faire des dégâts, la gauche se sentant souvent obligée, pour exister, de singer la droite en matière de sécurité. Par peur ou par stratégie, François Hollande et Manuel Valls sont pris dans cette paralysie. Ce faisant, ils torpillent le travail du ministère de la Justice, qui fait figure de citadelle assiégée. Christiane Taubira est très isolée. Aussi, en dehors des professionnels et des chercheurs spécialisés, personne ne saisit les enjeux de cette réforme.

Quels sont-ils ?

L’enjeu fondamental est de comprendre qu’actuellement on répond par de courtes peines de prison à une petite délinquance de misère, constituée essentiellement de vols, de bagarres, de petits deals et d’alcool au volant. Est-on capable de proposer un autre type de peine à ce type de délinquance ? D’autant que l’on sait que la surpopulation qui en résulte a plus d’effets pervers que positifs sur les personnes.

En quoi la contrainte pénale diffère-t-elle du sursis de mise à l’épreuve, qui existe déjà ?

Comment l’idéologie de la « tolérance zéro » a-t-elle infusé la société française ? Dans son dernier ouvrage, Laurent Mucchielli revient sur la naissance de la criminologie, pseudo-science sociale et véritable cheval de Troie des lobbies sécuritaires et des néoconservateurs entrés en « guerre contre le crime » – délinquants en col blanc et fraudeurs fiscaux peuvent en revanche dormir tranquilles. Aux avant-postes de la diffusion de cette doctrine : l’Observatoire national de la délinquance, machine à produire du chiffre créée sous Sarkozy. Mais aussi la chaire de criminologie du Cnam, qui a vu le jour par décret présidentiel en 2009. « Rien de mieux que les habits de la science pour tenter de dissimuler cette entreprise idéologique », commente Mucchielli. Derrière ces deux institutions, le très médiatique Alain Bauer, qui garde l’oreille attentive de Sarkozy, mais aussi de Manuel Valls.

Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française , Laurent Mucchielli, La Dispute, 193 p., 15 euros.

Cet outil ressemble à d’autres, voire à la probation pratiquée dans d’autres pays. Mais, pour entrer dans le débat technique, il faudrait sortir du débat idéologique en essayant d’avoir une vision juste de ce qu’est la délinquance concernée. Personne en France ne souhaite qu’un meurtrier, un violeur ou un terroriste ressorte dans la rue à l’issue de l’audience. Il n’en est pas question avec cette loi ! Les criminels sont et resteront en prison. Pour comprendre qui pourrait être concerné par la contrainte pénale, il faudrait se pencher sur la réalité quotidienne de la délinquance jugée dans un tribunal correctionnel, notamment en comparution immédiate. Il faudrait que les médias montrent ce qui s’y passe. Les gens verraient de quelle délinquance de misère il est question. En participant au contraire à une forme de dramatisation, les médias sont en partie responsables de la désinformation à l’œuvre. La réalité n’a rien à voir avec les séries policières ou les pseudo-reportages diffusés à la télévision le soir. La délinquance dont on parle concerne majoritairement des hommes jeunes, au chômage ou inactifs, précaires, parfois sans logement. Si la réponse qu’on leur apporte est de les entasser à quatre dans une cellule pour deux mois, le résultat risque d’être pire que le mal. Ce projet de loi a le mérite d’ouvrir un débat sur les alternatives à cette impasse.

La probation suppose la réinsertion plutôt que la mise à l’écart. Est-ce là l’enjeu du clivage ?

En théorie, il existe un clivage entre une gauche empreinte d’une philosophie réhabilitatrice et une droite punitive. Mais, d’abord, il y a des droites et des gauches. Ensuite, la philosophie est une chose, le réel en est souvent une autre. Actuellement, la fonction réelle de la prison est principalement la punition et la mise à l’écart. S’agissant des courtes peines, les magistrats les décident souvent en faisant mine de croire au vieil adage : « Que ça serve de leçon… » Or, le plus souvent, les détenus ressortent comme ils étaient en arrivant, voire pires. En ce sens, la prison est bien criminogène (on parle ici des maisons d’arrêt). Bien sûr, on y trouve des surveillants, des travailleurs sociaux, des médecins, des enseignants et des bénévoles qui développent des actions importantes en matière de soins, de formation et de perspectives de réinsertion. Mais leur travail est écrasé par la surpopulation carcérale et une logique de flux de détenus. Paradoxalement, ces programmes s’appliquent mieux aux longues peines, parce que les professionnels peuvent travailler dans de meilleures conditions, alors que ce sont les courtes peines qui en ont le plus besoin dans une optique de réinsertion rapide.

Quels délits seraient concernés par la peine de probation ?

Au cabinet de la ministre, il semble que la volonté était plutôt d’élargir le nombre de délits concernés. Le droit pénal est si répressif en France que même les délits passibles de cinq ans de prison peuvent concerner de la petite délinquance ! Ce qui est sûr, c’est qu’il faudrait un spectre assez large pour laisser une grande marge d’appréciation aux juges. La loi doit poser les principes, définir le champ des possibles, mais aussi offrir une bonne palette d’outils aux magistrats. Aujourd’hui, leur palette en matière de sanction pénale est très réduite. Quelle alternative à la prison ? Sorti des amendes ou des travaux d’intérêt général, on ne trouve pas grand-chose. Il faut aussi rappeler la misère dans laquelle se trouve la justice française comparativement à d’autres pays. Aujourd’hui, elle est souvent réduite à gérer dans l’urgence des flux de personnes.

Cette réforme signe-t-elle la fin des peines planchers, autre mesure phare de Nicolas Sarkozy ?

Cette loi devrait permettre à François Hollande de tenir deux de ses engagements : revenir sur les peines planchers et la création d’un tribunal correctionnel pour mineurs. Les peines planchers visaient à brider l’autonomie des magistrats pour aller dans le sens d’une justice automatisée, une justice d’ordinateurs : tel délit commis tant de fois égale telle sanction. Conformément aux principes fondamentaux du droit, il faut au contraire renforcer le pouvoir de décision des professionnels, sortir de la défiance dont ils ont fait l’objet et s’inscrire dans une forme de pragmatisme et de traitement individualisé.

De quoi se nourrit la démagogie sécuritaire ? Pourquoi a-t-elle si bonne presse ?

Tout d’abord, la démagogie sécuritaire constitue la rhétorique politique principale de la droite. C’est son fonds de commerce. Ensuite, les médias produisent de la catastrophe et du spectaculaire dans leur mode de traitement des faits divers. Par ailleurs, les lobbies sécuritaires sont très actifs, notamment cet Institut pour la justice qui, créé au lendemain de l’élection de Nicolas Sarkoy en 2007, est fortement financé et passe son temps à saper le débat public (voir encadré). Enfin, le sentiment d’insécurité et plus largement les inquiétudes sur l’avenir de nombre de nos concitoyens en font parfois des proies faciles pour tous ceux qui vendent ou qui tirent bénéfice de la peur.

Risque-t-on de voir cette réforme déshabillée et vidée de sa substance au fur et à mesure des discussions ?

Oui, et ce risque est d’autant plus grand que la ministre de la Justice, Christiane Taubira, n’est guère soutenue. Il est d’ailleurs révélateur que le Président s’en tienne actuellement à ne communiquer que sur la réforme territoriale, sans revendiquer la réforme pénale comme une de ses actions fortes.

Société Police / Justice
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