L’austérité ? La faute aux 3% !

Sous l’apparence de l’objectivité, les indicateurs annihilent ou faussent le débat. Et promeuvent une idéologie lourde de répercussions sur la vie des citoyens. Il est temps de passer des chiffres aux lettres.

Pauline Graulle  et  Lena Bjurström  • 19 juin 2014 abonné·es
L’austérité ? La faute aux 3% !
© Photo : AFP PHOTO / POOL / PIERRE VERDY

Les coulisses de l’histoire sont parfois consternantes. L’anecdote est narrée dans le très sérieux quotidien la Tribune, en 2010, par Guy Abeille, chargé de mission au ministère des Finances. Nous sommes un soir de juin 1981, et le président Mitterrand cherche une manière de « transmuter le plomb d’une analyse raisonnée de solvabilité en l’or apparent d’une règle sonore, frappante, qui puisse être un mot d’ordre ». En bref, il veut faire passer la pilule de la rigueur à ses ministres. Les hommes de Bercy se mettent au travail : « Pressés, en mal d’idées, se souvient Guy Abeille, nous fabriquons le ratio élémentaire déficit sur PIB, objet bien rond. […] Reste à le flanquer d’un taux. C’est l’affaire d’une seconde. […] C’est bien, 3 %. 1 % serait maigre et de toute façon insoutenable. 2 % serait, en ces heures ardentes, inacceptablement contraignant, et donc vain. » Bien sûr, les économistes mitterrandiens étaient loin d’imaginer qu’ils donnaient naissance à un monstre. Un chiffre canonique guère pourvu de réalité économique. Mais devenu, par on ne sait quel tour de passe-passe, le seuil de déficit maximal – et indiscutable – imposé à tous les pays européens. Les coupes claires dans les dépenses sociales, la privatisation des retraites, la flexibilisation du marché du travail ? La faute aux 3 % !, clament aujourd’hui les dirigeants pour justifier les dramatiques cures d’austérité qu’ils font subir à leurs peuples.

Nul n’a pourtant obligés ces dirigeants à signer des traités européens faisant du 3 % de déficit l’alpha et l’oméga de leur politique. Et à se placer ainsi durablement sous la tutelle de pures contraintes gestionnaires. « À partir du moment où les hommes politiques choisissent de gérer plutôt que de gouverner […], ils se mettent dans un piège », remarque le sociologue Vincent de Gaulejac [^2]. Un piège dans lequel les politiques ont projeté leurs concitoyens. Corseté par les objectifs comptables, l’État a peu à peu adopté le comportement d’une entreprise contrôlant la rentabilité de chacune de ses « succursales ». D’où la production infinie de statistiques et d’indicateurs censés aider à évaluer et à piloter l’action publique. Ce qui n’empêche pas de tailler à l’aveugle dans la masse salariale par la Révision générale des politiques publiques et son dogme de la suppression d’ « un fonctionnaire sur deux ». Les yeux rivés sur les tableaux de bord économiques et les sacro-saints sondages, notre comptable en chef, François Hollande, a lui-même lié son avenir politique à une courbe statistique : « Si le chômage ne baisse pas d’ici à 2017, je n’ai aucune raison d’être candidat », déclarait en avril « Monsieur 3 % »   – ainsi surnommé non en raison du déficit qui l’obsède, mais du score que lui promettaient les sondages un an avant la présidentielle. Au cœur du pouvoir, la place grandissante de la Cour des comptes – dont il n’est pas inutile de rappeler qu’elle fut le premier employeur du chef de l’État – est symptomatique. Si l’institution dite « vénérable » avait à l’origine pour rôle de certifier en toute indépendance les comptes de l’État, elle n’a cessé d’étendre son périmètre d’intervention. En 2008, lui était ainsi constitutionnellement confiée la tâche d’ « assiste[r] le Parlement et le gouvernement » dans la conduite des politiques publiques. Soit de guider les choix démocratiques selon le seul critère de la « bonne gestion » – synonyme de réduction des dépenses publiques. Peu importe, semble-t-il, que 12 % des effectifs de contrôle de la haute juridiction soient désormais issus du secteur privé. Voilà belle lurette que les experts, consultants et autres spécialistes ont imposé leurs vues à l’administration publique. C’est ce que décrit Aude Harlé dans sa thèse de doctorat [^3], récompensée – cela ne s’invente pas – par un prix du Sénat. La sociologue analyse comment l’organisation bureaucratique des très feutrés cabinets ministériels s’est ouverte aux logiques de flux tendu et de compétition interne, et à la flexibilité de l’emploi. « S’opère un déplacement du pouvoir politique vers les sphères privées, par décision d’acteurs politiques qui doutent de leur propre crédibilité, écrit-elle. Cela s’inscrit dans un mouvement plus large de renoncement à des prérogatives politiques », au bénéfice des milieux économiques et financiers. Y compris « pour des questions qui ne relèvent pas de l’économique » .

École, justice, police… Même les secteurs régaliens n’échappent plus au benchmarking, cette technique de comparaison issue du marketing. Le programme Pisa, classant les « performances éducatives » des pays, ou le classement de Shanghai, pour les universités, sont devenus des outils de pilotage. En août dernier, la ministre de la Recherche, Geneviève Fioraso, reconnaissait que « les critères qui sont utilisés pour le classement de Shanghai sont partiels ». Ce qui ne l’empêchait pas, dans le même temps, de se féliciter que la France y « grignote des places ». Semblant oublier que les services publics ne se mesurent pas comme un bilan comptable, l’État produit des critères d’évaluation sans rapport avec les finalités réelles ou menant à des absurdités. En 2001, la Loi organique relative aux lois de finances (Lolf) occasionnait ainsi une énorme bourde : la police et la gendarmerie, censées toutes deux lutter contre l’alcool au volant, avaient choisi des indicateurs de performance contradictoires : pour la première, une augmentation du nombre de tests d’alcoolémie positifs était considérée comme une bonne performance, dans la logique du « plus on verbalise, plus on dissuade » ; pour la seconde, l’objectif était inverse, dans la logique du «  moins on verbalise, plus on a dissuadé » !

Si amusante soit-elle, l’anecdote rappelle l’arbitraire du choix de mesures dont les effets peuvent modifier le réel. Ou, pour le dire comme le chercheur et statisticien Alain Desrosières [^4], que l’indicateur « rétroagit » sur les acteurs. Puisque les taux de réussite au bac deviennent seuls juges de la politique éducative des établissements scolaires, ceux-ci seront encouragés à sélectionner leurs élèves pour être bien classés dans les palmarès. Et tout le monde sait que l’on peut « inverser la courbe » du chômage sans faire réellement baisser celui-ci : il suffit de radier les chômeurs à tout-va ! Voilà le vrai pouvoir des chiffres et des indicateurs : ils ont l’apparence de l’objectivité et de la science. Mais l’apparence seulement. « Tout est manipulable. Si les résultats obtenus ne correspondent pas à la politique que l’on veut imposer, il suffit de changer les grilles de l’évaluation », souligne la philosophe Barbara Cassin [^5]. Tout cela pose un sérieux problème démocratique. Car c’est peu dire que la pseudo-évidence du chiffre n’invite guère à la discussion et au débat. Comme, d’ailleurs, l’apparente impuissance de la politique, qui, dissimulée derrière le paravent de la gestion, réfute toute alternative. « Le déni de politique, explique Aude Harlé, est un élément essentiel de l’avancée d’un système idéologique par la limitation de la contestation qu’il induit. » Alors que faire ? « Le seul moyen pour sortir du tout-quantitatif et du tout-évaluation, c’est de revenir aux Humanités », estime Barbara Cassin. Pas évident dans une société devenue accro aux sondages et aux palmarès. Une société où les aliments « comptent » plus par leur nombre de calories que par leur goût, où les chaînes de télévision publiques ont été converties aux logiques de l’audimat, et où la popularité est jaugée au nombre d’« amis » sur Facebook…

La semaine dernière, le CNRS et le ministère de la Recherche remettaient le prix « Ma thèse en 180 secondes » récompensant les doctorants ayant le mieux réussi à résumer leur travail en trois minutes. Que cache cette navrante démarche ? Outre l’indigence d’un ministère réduit à organiser des concours plutôt qu’à soutenir financièrement ses chercheurs, se jouait l’aptitude des thésards à coller aux codes du privé pour « vendre leur soupe » au plus offrant. Si le néolibéralisme avance masqué derrière le chiffre, il a manifestement déjà gagné la partie.

[^2]: La Société malade de la gestion , Seuil, 2009.

[^3]: Le Coût et le goût du pouvoir : le désenchantement face à l’épreuve managériale , Dalloz, 2010.

[^4]: Prouver et gouverner, une analyse politique des statistiques publiques , La Découverte, 2014.

[^5]: Derrière les grilles. Sortons du tout-évaluation , Mille et une nuits, 2014.

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