Lynchage de Pierreffite, un crime raciste ?

Le lynchage d’un adolescent rom, en Seine-Saint-Denis, par des individus l’accusant de cambriolages, interroge sur la politique nationale de rejet.

Ingrid Merckx  • 24 juin 2014 abonné·es
Lynchage de Pierreffite, un crime raciste ?
© Photo : HUGUEN / AFP

«Pierrefitte aspire à revenir à la normale», souffle Mohamed Gharbi, représentant de la Ligue des droits de l’homme (LDH) de cette commune de Seine-Saint-Denis. L’expression sonne étrangement après le lynchage d’un jeune Rom, le 13 juin, dans la cité des Poètes, un quartier sensible de la ville. Darius, 16 ans, est toujours dans le coma. Sa famille a fui le squat où elle vivait depuis à peine un mois. Ses agresseurs, qui pourraient être une douzaine, sont recherchés, mais aucune arrestation n’a encore eu lieu, malgré un appel à témoins.

«C’est peut-être la première affaire où l’on parle d’un Rom en tant que victime… et en le nommant ! Mais on évite de parler de racisme. Il est vrai que les auteurs semblent appartenir aux minorités visibles. N’empêche : ce lynchage est bien un crime raciste car, dès qu’il y a un vol, les Roms sont collectivement présumés coupables» , tranche le sociologue Éric Fassin, dans la continuité de sa thèse sur la politique de la race [^2].

Un enfant présent dans un appartement cambriolé aurait reconnu Darius. Un groupe d’individus, l’accusant d’être l’auteur de -plusieurs vols, serait allé le chercher sur le terrain mitoyen où vivent entre 100 et 250 Roms. Ils l’auraient enlevé devant sa famille, menaçant de mettre le feu au camp si la police était prévenue. Passé à tabac, Darius a été retrouvé inanimé dans un Caddie.

Violences contre des Roms

«Connu des services de police pour des faits de vol, l’adolescent avait été interpellé plusieurs fois depuis début juin» , a précisé Michel Fourcade, maire de Pierrefitte. «Qui s’est indigné de tels propos, s’offusque Éric Fassin. Pourtant, cet élu PS présente la victime comme un coupable, et prend le parti des “habitants excédés”» L’affaire n’est pas sans rappeler celle de Marseille, où un camp rom a été incendié, en septembre 2012, par les habitants du quartier. Ou celle de la place de la République, à Paris, en janvier dernier, où un homme a versé de l’acide sur les affaires de familles roms vivant sur le trottoir.

Dans certaines zones de non-droit, il pourrait se jouer une guerre de territoires, l’arrivée de Roms venant potentiellement gêner les trafics locaux. Du coup, certains redoutent d’avoir «la police sur le dos». «D’autres s’imaginent que les Roms sont pris dans des réseaux mafieux, ce qui en général est faux» , souligne aussi Philippe Goossens, référent de la LDH sur les discriminations faites aux Roms [^3]. Surtout, la crainte générée par leur arrivée se conjugue à une politique nationale de rejet. «Ce sont des populations marginalisées et jetées à la rue par les forces de l’ordre elles-mêmes. Tout est fait pour que la population les considère de manière inhumaine» , déplore-t-il.

«À Pierrefitte, les gens sont choqués, résume Mohamed Gharbi. Des agressions, il y en a tous les jours, mais pas de cette gravité. Dans la cité des Poètes, les habitants redoutent des réactions de vengeance de la part des Roms ou des représailles s’ils parlent.» Sur le terrain voisin de la cité, des familles roms étaient déjà installées depuis un moment, mais leur nombre aurait augmenté subitement à la suite de l’évacuation d’un camp voisin au Blanc-Mesnil.

«Cette histoire de cambriolage m’étonne quand même , confie Philippe Goossens. Les habitants des bidonvilles savent que, s’il y a un vol aux alentours, on viendra directement les chercher. La recrudescence des cambriolages qu’on observe après l’installation de camps roms est le plus souvent imputable à des bandes locales qui en profitent pour leur faire porter le chapeau. En outre, les jeunes Roms délinquants, c’est rarement dans les camps qu’on les trouve mais en prison ou dans les avions qui repartent…»

«Pourquoi se faire justice soi-même ?»

Depuis ce drame, il s’écrit dans la presse que Darius avait des problèmes psychiatriques, qu’il aurait très récemment rejoint sa famille en France sous une fausse identité. «N’importe comment, la question n’est pas de savoir s’il s’est rendu coupable de cambriolages, mais pourquoi des citoyens se croient autorisés à se faire justice eux-mêmes !» , s’emporte Philippe Goossens.

Et de renvoyer au bijoutier de Nice qui a abattu son voleur… «Ça n’est pas parce qu’il était Rom que Darius a été battu, mais parce qu’il était Rom qu’on l’a accusé du cambriolage et qu’ensuite il a été battu.» Un stade de violence «préraciste» selon lui. «Une sorte de guerre des pauvres aussi, complète Mohamed Gharbi. Les Roms sont diabolisés, parfois coupables de petits délits, mais ce ne sont pas des dealers, et il faut faire confiance à la justice.»

«Des pauvres comme les autres…»

«En se jetant sur cette affaire, les médias ont entretenu l’obsession de la peur» , grince Philippe Goossens. «On lit quantité d’articles sur les bidonvilles insalubres et l’exaspération des “riverains”, mais combien sur le fait que Manuel Valls est actuellement poursuivi par l’association La Voix des Roms pour incitation à la haine raciale ?» , relève Éric Fassin.

Selon Philippe Gossens, le retour au calme reste conditionné à un changement radical : «D’abord, rappeler aux populations locales que les Roms sont pacifiques, que ce sont des pauvres comme tout le monde, qu’ils ont des droits
[^4]. Ensuite, réclamer des autorités qu’elles fassent tout pour éviter que les terrains ne deviennent insalubres et insupportables.»

Ce qui signifie, en premier lieu, l’accès à l’eau potable et l’évacuation des déchets. «Dans tous les endroits où de telles démarches ont été engagées : Gardanne, Nantes, Indre, Grenoble… les “riverains” ont accompagné ces opérations et la situation s’est apaisée. Les enseignants qui accueillent des enfants Roms nous disent : “Ils boostent nos classes !”»

[^2]: Roms & Riverains, collectif, La Fabrique.

[^3]: Rapport de la LDH, janvier 2014.

[^4]: Les Roms ont des droits, LDH, mai 2014.

Société
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