« Ne sanctuarisons pas les départements ! »

Titulaire de la chaire de géopolitique appliquée au Collège d’études mondiales, Michel Foucher analyse la réforme territoriale proposée par Manuel Valls et François Hollande.

Olivier Doubre  • 19 juin 2014 abonné·es
« Ne sanctuarisons pas les départements ! »
© **Michel Foucher** est géographe et diplomate, auteur de l’Atlas de l’influence française au XXIe siècle, Robert Laffont/Institut français, 2013. Photo : AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN

Quatorze grandes régions – au lieu de vingt-deux –, réduction importante du nombre de communes et suppression en 2021 des départements : ce sont là les principaux éléments de la réforme territoriale voulue par l’exécutif. Spécialiste de la géographie de la France, Michel Foucher exprime son scepticisme sur la méthode et le contenu d’une telle réforme.

Quels sont les éléments de la réforme du « millefeuille » territorial proposée par le gouvernement, que certains de vos collègues ont qualifiée d’ « incohérente », voire de « bâclée » ?

Michel Foucher :  Je suis surpris de ces remarques, qui sanctuarisent le département ou les communes au nom de l’histoire, jugent toute réforme impossible ou s’en prennent à la méthode. Notre pays sacrifie trop au culte de la mémoire et pas assez aux réalités géographiques contemporaines (bassins d’emploi, aires de circulation et flux). Le politique y reste plus lié à l’histoire qu’à la géographie. Mais n’est pas de Gaulle qui veut, dont on devrait relire le discours sur la réforme régionale prononcé à Lyon le 24 mars 1968, étonnant de modernité sur les ressorts régionaux de l’effort français. Les résistances provenant du camp socialiste, parti d’élus locaux, le Président a choisi le moment où celui-ci était affaibli, après les dernières élections, même s’il a tenu compte des préférences de certains – Le Drian, Aubry, Rousset pour le statu quo, ou Malvy pour le mouvement. Dans la France telle qu’elle a l’inconvénient d’être, une autre méthode était-elle possible ? La réduction du nombre de niveaux territoriaux est enclenchée et aboutira vers 2020 à une échelle régionale et une échelle intercommunale – deux niveaux pertinents (hors Île-de-France) – des pratiques territoriales. La contrainte budgétaire est une incitation forte, car l’enchevêtrement et le flou des compétences s’ajoutent au laxisme des dépenses : hôtels de conseils régionaux et généraux, communication débridée et cédant à la mode de l’anglophonie (voir le magazine régional du Limousin Lim and you ), embauches non contrôlées, nombre excessif d’élus.

Ces 14 grandes régions coïncident-elles avec des identités culturelles et historiques ?

Partons des réalités observables. Le territoire français n’est pas structuré de manière uniforme. Ce qui s’impose est le poids du Bassin parisien, dont le PIB représente plus de 46 % du total national. C’est le résultat de la centralisation séculaire, du choix de liaisons centripètes et un effet indirect du Massif central, obstacle longtemps impénétrable. Nombreux sont les habitants de Tours, du Mans, de Dijon, Rouen, Reims, Amiens, Sens ou Auxerre qui travaillent en Île-de-France. Ce poids du Bassin parisien est à la fois une force à l’échelle européenne et une faiblesse à l’échelle française. Comme il n’est pas politiquement possible de créer une région administrative coïncidant avec le Bassin parisien, aux dépens des deux Normandies, de la Picardie, du Val-de-Loire et du nord de la Bourgogne, cette prépondérance a été masquée par la création de régions limitrophes de l’Île-de-France, au statut incertain. Les difficultés d’un découpage se situent là, en périphérie. Et ce, depuis la réforme de 1956 qui a inventé les régions. L’un de ses concepteurs m’a indiqué un jour que l’un des buts visés était de brouiller la prépondérance du centre parisien. Au-delà du Bassin parisien, les configurations sont plus évidentes, car ces régions plus éloignées de Paris ont été incorporées plus tardivement au royaume ou à la République, et gardent une identité qui compense leur éloignement, qu’elles ne cessent d’ailleurs de dénoncer en réclamant des programmes publics de désenclavement : Bretagne, Alsace et Lorraine du nord, les deux Savoies, et même le Nord-Pas-de-Calais, dont un préfet de région me faisait remarquer un jour que la « France y était récente ». Là où le découpage retenu exprime la combinaison entre ressources identitaires et ressources métropolitaines, la cohérence est assurée. Là où les métropoles sont plus faibles car trop proches de Paris, il convient de s’appuyer sur des réseaux de grandes villes.

Les citoyens ne seraient-ils pas très éloignés des centres de ces entités (si elles en ont un) ?

Les rivalités entre villes-centres sont anciennes. En 1956, il n’est pas initialement envisagé de créer une région Rhône-Alpes mais plutôt une aire Rhône-Loire et une région Alpes ; mais dans celle-ci, où placer la capitale ? Grenoble, la plus dynamique, ou Chambéry, capitale historique d’une Savoie dont Grenoble et le Dauphiné ne faisaient pas partie ? Le refus des grands élus de s’accorder a conduit à associer deux ensembles longtemps distincts. La fusion a fini par prendre un sens. N’ayons donc pas une vision trop essentialiste des « identités » régionales. Il y a en Loire-Atlantique des courants qui se veulent bretons, même au sud de la Loire, héritage collectif et imaginé d’une affirmation républicaine face à la Vendée toute proche. Admettons donc qu’il n’y a pas de découpage idéal et qui serait « purifié » de tout rapport de force entre grands élus. Mais la configuration imaginée entre Centre, Limousin et Poitou-Charentes me laisse vraiment perplexe. C’est une création par défaut, qui associerait Dreux – grande banlieue de Paris – et La Rochelle – « parisienne » une fois par an, lors de l’université d’été du PS – dans une entité supposée commune.

Y aurait-il un découpage idéal, ou plus cohérent ?

Les régions, élargies ou non, devraient pouvoir, sur une base fiscale adéquate, se doter de capacités d’investissement en propre dans les activités productives, et là, le modèle allemand montre la voie. C’est la ligne suivie en Aquitaine, en Midi-Pyrénées, en Bretagne ou en Rhône-Alpes. Reste l’essentiel, la promotion des intercommunalités, cohérentes dans les aires éloignées des métropoles et des réseaux de villes. Cela concerne plus de la moitié du territoire français, qui, ne l’oublions pas, est vaste – le premier en Europe –, sous-peuplé et donc coûteux à desservir de manière égalitaire. C’est d’ailleurs l’un des facteurs du montant élevé de la dépense publique. Le relèvement à 20 000 habitants du seuil de formation des intercommunalités est indispensable pour inciter les villes moyennes à s’associer avec les communes rurales. Lors d’un entretien avec François Mitterrand, en 1994, portant sur l’organisation géopolitique du continent européen et, en fin de parcours, sur l’aménagement du territoire en Europe, j’avais pointé le rôle croissant des régions – Länder, communautés autonomes espagnoles… Ce qui m’avait valu cette réplique : « La France ne sera jamais un État fédéral. » Réponse logique d’un grand dirigeant attaché au département. Les temps ont changé et l’on peut souhaiter moins un long débat sur le découpage, le contenant, que sur les compétences, les moyens et les horizons d’action, bref, le contenu et sa mise en œuvre.

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