On évalue bien les États

Depuis le début de la crise, les responsables politiques de tous bords fustigent, tout en les craignant, les agences de notation.

Lena Bjurström  • 19 juin 2014 abonné·es
On évalue bien les États
© Photo : OZDEL / Anadolu /AFP

«Ce sont des garçons en culottes courtes. Ils se réunissent, lisent la presse et mettent des notes. » Selon Arnaud Montebourg, ministre de l’Économie, les agences de notation n’ont « aucune crédibilité ». « Mais qui sont ces gens ? », s’indignait de même Jean-Luc Mélenchon en 2011. À l’époque, les dégradations successives des notes de pays de la zone euro alimentent la colère contre les agences de notation. Jusqu’à Nicolas Sarkozy qui, tout en les fustigeant, s’appuie sur leurs notes pour mieux justifier la réduction des dépenses publiques. Depuis la crise des subprimes, qu’elles n’ont d’ailleurs jamais vu venir, les agences de notation ploient sous les critiques de nos gouvernants. Qui, pourtant, attendent toujours avec un brin d’anxiété les résultats de leur évaluation. AAA ? AA ? Pourvu que ce ne soit pas BB !

Dans son passionnant ouvrage Désacraliser le chiffre dans l’évaluation du secteur public (Quae, 2013), le sociologue Albert Ogien explique comment l’État a remplacé la « statistique descriptive et explicative » (produite par l’Insee) par une « statistique prescriptive ». Pour lui, cette « numérisation du politique », parachevée par la loi organique relative aux lois de finances (Lolf) entrée en vigueur en 2006, porte en elle, non le despotisme, mais « une dégradation des pratiques de la démocratie » : le bien commun n’est plus le résultat de procédures de délibération. Ce « système du chiffre » qui a gagné la politique soumet l’action publique à l’« efficacité » gestionnaire, c’est-à-dire le rapport entre un résultat et un coût. La mise en place d’objectifs quantitatifs dans le secteur de la santé (tarification à l’activité, objectif national d’assurance maladie, etc.) est l’éloquente illustration de cette utilisation stratégique de la quantification dans un objectif de gains de productivité. « C’est sur la base de ces calculs, écrit Ogien, que les gouvernants prennent, de façon rationnellement justifiée, des décisions d’optimisation, de restructuration, de fermeture ou de licenciements dans le service public. » Un secteur où l’évaluation gestionnaire, ajoutée à l’évaluation professionnelle – consistant, elle, à « apprécier les réussites et les échecs » en fonction du métier en soi –, a produit son lot de dégâts. Pour Ogien, la « fascination » des chiffres, devenus objets sacrés des sociétés modernes, est un frein à la remise en cause de ce système. Tout comme ce sentiment que « revendiquer un droit à se soustraire à l’évaluation de son travail passera immédiatement pour un aveu d’incompétence, d’inutilité ou de paresse ».

De fait, en multipliant les emprunts sur les marchés financiers depuis les années 1980, les États ont dû se plier aux règles de ces officines. Et la notation dite souveraine, peu influente jusque-là, a gagné un ascendant inédit. En théorie, le principe de la notation financière est simple. Plus la note est haute, plus l’investissement est considéré comme fiable, l’emprunteur bénéficiant ainsi de taux d’intérêt plus bas. S’agissant des États, la notation se déroule en six temps. Dans les salles closes au public de Moody’s, Fitch ou Standard & Poor’s – les trois plus grandes agences mondiales –, deux ou trois analystes financiers rencontrent pendant quelques jours le chef de l’État, son ministre de l’Économie, la direction de sa banque centrale et quelques dirigeants de grandes entreprises nationales. Six à huit semaines plus tard, un rapport d’une douzaine de pages aboutit à une note votée en interne puis communiquée à l’État. Celui-ci dispose d’un droit de réponse, mais l’agence est libre d’ignorer ses remarques. Au bout de 24 heures, la note est publiée.

Les conséquences des dégradations des notes souveraines sont critiquées jusque dans les bureaux du FMI. Un rapport de 2011 estimait ainsi que les abaissements successifs des notes des pays de la zone euro pouvaient « encourager l’instabilité financière » de celle-ci, l’entraînant dans un cercle vicieux de dégradation. L’impact d’une mauvaise note est-il si important ? « Une rétrogradation n’entraîne pas nécessairement des emprunts plus coûteux, nuance l’économiste Norbert Gaillard, auteur du livre les Agences de notation (La Découverte, 2010). La politique monétaire de la BCE, comme celle de la plupart des banques centrales aujourd’hui, permet aux pays de disposer de liquidités abondantes et d’obtenir ainsi des taux d’intérêt avantageux malgré une mauvaise note. » Dans le même temps, l’Union européenne s’efforce de limiter la dépendance des marchés aux agences en retirant toute référence aux notations de ses règlements financiers.

Toutefois, l’évaluation des agences reste un passage obligé de l’emprunt sur les marchés financiers. « Leur notation est intégrée dans la plupart des règlements de fonds d’investissement, jusqu’aux statuts de la Banque centrale européenne », explique Félix Flinterman, chef de l’unité spécialisée sur les agences de l’Autorité européenne des marchés financiers. Les critères de notation s’imposent ainsi comme règles de la bonne santé financière d’un emprunteur, qui se doit de les respecter à la lettre. « Il y a cinq grands critères de notation d’une dette souveraine, explique Norbert Gaillard. Les quatre premiers – ratio entre la dette et le PIB ou les recettes budgétaires, historique des défauts de paiement, inflation et PIB par habitant – sont essentiellement économiques. Le dernier est plus politique et institutionnel, c’est la “gouvernance”. » Un terme pêché dans le vocabulaire de l’entreprise et qui désigne ni plus ni moins la façon dont les gouvernants conduisent les affaires du pays. Les agences ont beau assurer, comme preuve d’objectivité, qu’elles travaillent à partir des indices de la Banque mondiale, leurs décisions n’en sont pas moins politiques. En 2012, Standard & Poor’s avait justifié sa dégradation de la note de la France par « un endettement public relativement élevé ainsi que par la rigidité du marché du travail ». «  Les agences de notation portent une représentation financière de ce que devrait être le marché du travail, s’agace Dominique Plihon, économiste, membre du conseil scientifique d’Attac, et nos gouvernants se plient à cette vision. » Moody’s ou Standard & Poor’s le rappellent régulièrement, leur note n’a qu’une valeur d’opinion. Mais leur influence sur le marché est telle que cette « opinion » s’impose jusque dans les couloirs de l’Élysée. « Il est anormal que les États se plient aux arguments d’acteurs qui raisonnent sur la base d’intérêts privés, assène Dominique Plihon. Or, aujourd’hui, nos politiques s’appuient sur cette notation pour justifier des politiques néolibérales. »

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