Tentatives d’envol

Aurélien Bory retrouve le Groupe acrobatique de Tanger pour un hommage à Sidi Ahmed Ou Moussa, « saint patron » de l’acrobatie marocaine.

Anaïs Heluin  • 19 juin 2014 abonné·es
Tentatives d’envol
© **Azimut** , Aurélien Bory et le Groupe acrobatique de Tanger, théâtre du Rond-Point, jusqu’au 29 juin. Photo : Aglae Bory

Chez Aurélien Bory, même les rêves les plus fous s’appuient sur des lois physiques intangibles. Sur des scénographies impressionnantes d’ingéniosité qui imposent aux interprètes un rythme, une respiration particulière. Azimut ne fait pas exception à la règle. Dès la première scène, pourtant plongée dans une obscurité presque totale, on devine la présence d’un dispositif complexe. Un homme entonne un chant soufi, gratte son instrument. Rien d’extraordinaire à première vue. Mais derrière lui se dessinent une dizaine de sacs de jute suspendus au plafond, remplis de corps d’abord bien enveloppés. Pas pour longtemps. Les membres du Groupe acrobatique de Tanger sortent de leur gangue et connaissent le premier de leur longue série d’envols.

Des envols, ou plutôt des tentatives. À peine hissés jusqu’au plafond par d’invisibles poulies, les sacs débordant d’acrobates retombent au sol. Ils remontent et dégringolent encore. Dix fois, vingt fois. Une pluie incessante, dont les gouttes répugnent autant à épouser le sol qu’à rester au ciel. Lorsqu’ils sortent enfin de leur cocon, les dix artistes marocains multiplient les stratégies d’envol. Azimut est leur piste de décollage et d’atterrissage, comme l’était Plan B (voir Politis n° 1235) pour ses circassiens en costume-cravate. À une différence près : si, dans la pièce qui fit connaître Aurélien Bory en 2003, les chutes étaient subies, elles sont dans cette dernière création le but de toutes les acrobaties.

S’élever pour mieux tomber. À le voir décliner à l’infini son mouvement initial, on devine que c’est là le credo du Groupe acrobatique de Tanger. Ce qui peut surprendre si l’on sait qu’il y a dix ans, quand Aurélien Bory découvrait ces acrobates, ils se livraient sur les plages tangéroises à de spectaculaires pyramides humaines. Pour épater les touristes, ils déployaient des techniques infaillibles héritées d’une tradition vieille de sept générations : celle des Hammich, une des plus grandes familles d’acrobates marocaines. Azimut est le résultat de nombreuses rencontres entre le petit groupe issu d’une pratique acrobatique séculaire et des artistes contemporains. Au premier rang desquels Aurélien Bory, qui les mit en scène dans Taoub en 2004. Portrait vivant de la ville de Tanger, métaphore de son entre-deux-continents, cette pièce a mené le Groupe acrobatique de Tanger en tournée pendant deux ans et l’a ouvert à diverses écritures contemporaines. À celle des Suisses Zimmermann et de Perrot, surtout, avec qui il a créé Chouf Ouchouf en 2010. Grâce à ces dialogues avec la modernité théâtrale et circassienne européenne, les prodiges de la pyramide humaine et du mouvement circulaire – les deux bases de l’acrobatie marocaine – ont appris à mettre à distance leurs propres prouesses physiques. Loin de s’éloigner ainsi des origines de leur art, ils s’en rapprochent. Plus que jamais, ils sont dans Azimut les enfants de Sidi Ahmed Ou Moussa, sage soufi considéré comme le saint patron de l’acrobatie marocaine, auquel Aurélien Bory a voulu dédier cette création. Sans raconter la légende du saint homme, qui aurait choisi de regagner la Terre après avoir atteint le firmament, Azimut en dit la trace laissée dans les corps souples des acrobates d’aujourd’hui. Dans leurs muscles capables à eux seuls de défier les lois de la pesanteur. Pour une fois, la machine scénographique d’Aurélien Bory ne fait pas obstacle au désir des circassiens. Au contraire, elle les soutient dans leurs ascensions et accélère leurs chutes volontaires. D’abord invisible, un quadrillage géant se révèle, qui explique certains envols incongrus. Mais pas tous, loin de là. Derrière la science, il y a l’inexplicable. Le tout azimut.

Culture
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