Une bataille hautement symbolique

Le conflit qui menace aujourd’hui les festivals d’été nous renvoie aussi à une interrogation qui nous est familière dans ce journal : où est la gauche ?

Denis Sieffert  • 12 juin 2014 abonné·es

«Intermittent », ça ne fait pas très sérieux. Il y a déjà dans ce mot comme un fameux risque de malentendu. Quelque chose qui aurait à voir avec l’inconstance, voire le dilettantisme. Plus ou moins consciemment, plus ou moins cyniquement, le Medef en joue. C’est ne pas connaître, ou ne pas vouloir connaître, les métiers de la culture. Car si l’intermittence définit bien un statut social fait de parenthèses forcées et d’événements saisonniers, elle oublie dans ce qu’elle suggère une réalité plus complexe que l’on pourrait appeler, au contraire, la constance de l’engagement. Les intermittents sont, pour la plupart d’entre eux, des femmes et des hommes habités par leur art, qui ne connaissent pas d’heures, ni de week-end ni vraiment de repos, et qui d’ailleurs n’en veulent pas. J’ai évidemment conscience en disant cela de parler de la part la plus noble du « métier » : le comédien, le metteur en scène, le musicien, l’artiste, l’acrobate… Mais comment dissocier de celui-là cet autre qui lui est indispensable : le technicien, le régisseur, l’éclairagiste, la maquilleuse, le décorateur, et tous ceux sans lesquels les premiers ne pourraient pas exister ?

Défendre le statut d’intermittent, c’est défendre un principe. Une évidence. Il n’y a pas de rôle que l’on n’ait besoin d’apprendre et d’habiter, ni de création qu’on ne doive féconder. Il se trouve que je butine en ce moment les Carnets d’artiste de Philippe Avron, homme magnifique, qui nous a quittés en 2010. On y comprend de quoi sont faites ces intermittences où l’artiste « ne travaille pas ». La recherche de « l’ascèse du corps » du comédien qui se prépare à jouer Dom Juan : « Tant de tilleuls, tant de bains chauds, de peur de voix cassée, de médicaments pour arriver à la maîtrise du rôle et de la salle. » Et ce travail sur soi-même quand il faut faire entrer le rôle en soi : « Il faudrait que je laisse l’Idiot jouer à ma place, note encore Avron, être habité par Mychkine, vivre Mychkine. » Bien sûr, je ne prends pas là les plus mauvais exemples. Molière, Dostoïevski, Avron… Mais quelle que soit l’œuvre, et quel que soit l’art, le mime, le chant, le trapèze, la création, que ce soit à la Comédie-Française ou dans la rue, l’épreuve est la même. Et puis, il y a les moments de vide absolu. La recherche d’emploi – mot riche ici d’un beau double sens. Une autre forme d’angoisse qui ne laisse pas non plus l’esprit en paix. Ce sont ces vides, et ces temps d’incubation, qu’une société au comble du mercantilisme tente de contester. Certes, en dépit de quelques tentatives patronales, on ne remet pas en cause le régime des intermittents. On ne fait que le rogner, l’user à petit feu, le rendre inopérant et décourageant pour le plus grand nombre possible d’artistes.

Le conflit qui menace aujourd’hui les festivals d’été nous renvoie aussi à une interrogation qui nous est familière dans ce journal, et plus encore depuis les élections européennes : où est la gauche ? Que fait la gauche ? Son attachement à la culture a toujours été une marque de fabrique. La future gauche de gouvernement n’avait pas de mots assez forts, il y a deux ans encore, quand elle était dans l’opposition, pour stigmatiser les projets pusillanimes d’une droite armée de sa seule règle à calcul. En février 2013, Michel Sapin, alors ministre du Travail, avait encore affirmé qu’ « un régime pour salariés précaires a forcément un solde négatif ». Façon de dire que la culture ne tient pas dans un tiroir-caisse. Même dit sans trop de poésie, c’était bien. Mais aujourd’hui ? Son collègue François Rebsamen semble s’apprêter à ratifier un texte qui constituerait un nouveau recul pour les intermittents. Comme dans le dossier des retraites, les socialistes auraient-ils pris le relais de la droite ? Laquelle, en 2003, avait élevé à 507 heures de travail tous les dix mois (au lieu de douze mois précédemment) la barre qui ouvre le droit à indemnisation. Le texte du mois de mars que les intermittents contestent ces jours-ci s’y prendrait autrement, mais pour un même résultat. Il attaque sur deux fronts : aggravation de ce qu’on appelle le « délai de carence », soit un demi-mois supplémentaire d’attente pour des gens qui, pour beaucoup, sont des smicards, et augmentation de la cotisation.

La mauvaise foi régnant dans ce dossier, des chiffres tronqués circulent, exagérant du simple au triple le déficit causé par ce régime spécial. C’est au moins le mérite du médiateur nommé par le gouvernement, le député PS Jean-Patrick Gille, de reconnaître le mensonge des chiffres. Mais il faut aussi cesser d’accuser les intermittents de turpitudes dont ils sont le plus souvent victimes. Sans doute y a-t-il parmi eux quelques petits malins qui profitent du système, mais les gros contrebandiers, ce sont les entreprises publiques de radio et de télévision qui allègent leur masse salariale en transformant en intermittents des techniciens ou des « producteurs » qui devraient être des salariés. On aggrave ainsi un déficit tout en précarisant plusieurs catégories de personnel. Si le gouvernement veut faire des économies, c’est peut-être là qu’il doit les chercher. En respectant les particularités des métiers de la culture, et ce qu’ils ont de plus précieux : le temps de la création. Que deviendrait une société qui ne serait plus capable de faire vivre ses artistes ? Et une gauche qui serait complice de cette faillite ?

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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