Être ou ne pas être à Avignon

Pas d’annulation mais des perturbations : tel est le message que tentent de faire passer les organisateurs de festivals.

Ingrid Merckx  • 3 juillet 2014 abonné·es
Être ou ne pas être à Avignon
© Photo : AFP PHOTO / BORIS HORVAT

Un appel à une journée de grève massive, le jour de l’ouverture du Festival d’Avignon, le 4 juillet, a été lancé. « Dans tous les secteurs du spectacle, du cinéma et de l’audiovisuel », précise un communiqué de la CGT Spectacle daté du 20 juin. Depuis cette date, l’accord controversé du 22 mars a été agréé et la nouvelle convention sur l’assurance chômage est parue au Journal officiel le 26 juin. Soit onze ans jour pour jour après la validation de l’accord du 26 juin 2003, dont les intermittents ne cessent de clamer les méfaits. « Le 26 juin, c’est un peu notre 11  Septembre à nous, grince Samuel Churin, de la Coordination des intermittents et précaires (CIP), qui se réunit à Avignon les 2 et 3 juillet. On peut y voir une provocation. Mais, nous qui sommes assez attachés aux dates anniversaires [pour le calcul de leurs heures, NDLR], pensons que l’inconscient a parlé : l’accord du 22 mars 2014, c’est la reconduction de l’accord de 2003 en pire ! » Si la mesure la plus critiquée – le « différé d’indemnisation » introduisant un délai de carence pour la perception des indemnités – a été suspendue, l’esprit inégalitaire de l’accord de 2003, qui remplace un régime par mutualisation par un système par capitalisation et précarise encore davantage les plus fragiles, a été reconduit. En outre, les cotisations augmentent de 2 %. Ainsi, même si l’accord a été agréé par le ministère du Travail, bon nombre d’intermittents poursuivent la mobilisation.

Depuis Jean Vilar, aucun homme de théâtre n’avait dirigé le Festival d’Avignon. Olivier Py s’en empare en composant un programme bien plus copieux qu’aux temps héroïques et y signe lui-même trois spectacles : sa pièce Orlando ou l’Impatience, son spectacle pour enfants la Jeune Fille, le Diable et le Moulin et sa mise en scène d’un spectacle en grec, Vitrioli de Yannis Mavrisakis. Pour les classiques, il y aura surtout, en ouverture, comme au temps de Vilar et de Gérard Philipe, le Prince de Hombourg de Kleist, joué par Xavier Gallais, mis en scène par Giorgio Barberio Corsetti. Et puis, dans la seconde moitié du festival, l’Henry VI de Shakespeare mis en scène par Thomas Jolly, qui atteindra une durée de dix-huit heures (entractes compris). Entre-temps, s’intercalera Hypérion d’Hölderlin monté par Marie-José Malis. Les autres classiques sont plus ou moins malaxés : Falstafe de Novarina est plus du Novarina que du Shakespeare (et ce sera, raccourci, dans une version pour enfants !), Don Giovanni est adapté en « comédie bâtarde » par le Germano-Chilien Antú Romero Nunes, Othello fait l’objet d’une version pour trois acteurs par Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, et le Mahâbhârata, chef-d’œuvre indien, sera joué en japonais…

Plusieurs grands metteurs en scène flamands s’infiltrent à l’intérieur de couleurs majoritairement méditerranéennes, notamment le chorégraphe Alain Platel (travaillant avec des musiciens de Kinshasa). Christian Schiaretti (Mai, Juin, Juillet) et Claude Régy (Intérieur en japonais) illustrent la mise en scène française la plus aiguë en confrontation avec toute une série de spectacles de jeunes écoles d’art dramatique. Au finale, Guillaume Gallienne salue Jean Genet et Jeanne Moreau se produit avec les Têtes raides.

Festival d’Avignon , 4-27 juillet, 04 90 14 14 14.

Annulation ou pas ? C’est la question qui taraudait les équipes et festivaliers d’Avignon depuis le mouvement impulsé par le Printemps des comédiens à Montpellier, le 3 juin. Avec en arrière-plan le souvenir des annulations de festivals pendant l’été 2003, douloureux pour les spectateurs mais aussi pour les intermittents, qui les ont vécues comme des sacrifices nécessaires. Le metteur en scène Olivier Py, nouveau directeur du Festival d’Avignon, a déclaré soutenir le mouvement des intermittents. Dans une lettre au ministre du Travail, le 27 mai, il a même demandé à François Rebsamen « de ne pas agréer » l’accord du 22 mars sur l’assurance chômage et « de proposer un moratoire afin que soit étudiée une véritable réforme de ce régime spécifique et exemplaire». Le 12 juin sur Europe 1, après que les salariés du In ont fait savoir qu’ils envisageaient de faire grève en cas d’agrément, Olivier Py a affirmé qu’ayant été intermittent il se sentait « solidaire » du mouvement. « Aucun des spectacles que nous faisons ne serait possible sans le système de l’intermittence […]. Les intermittents ne sont ni des privilégiés ni des nantis. […] Si cet accord est signé, il y aura annulation du festival, il n’y a aucun doute là-dessus. » Il évoquait alors la détermination des intermittents, mais ajoutait : « Je me battrai pour qu’il n’y ait pas de grève, bien évidemment, parce que je crois que les conséquences pour le festival seraient dramatiques, voire fatales. » De quoi menacer, selon lui, les éditions des deux années à venir, Avignon gagnant chaque année quelque 25 millions d’euros « grâce au festival et donc grâce aux intermittents ». Deux semaines plus tard, inflexion du directeur : « Pas un spectacle ne sera annulé de ma part. Mon sentiment est que le festival aura lieu même si des perturbations sont possibles », annonce-t-il peu après les déclarations de Manuel Valls le 20 juin.

**« En 2003, le coût d’annulation* du In était de 2,4 millions d’euros, couvert aux deux tiers par l’État, le reste par les collectivités,* rappelle dans les Échos Bernard Faivre d’Acier, qui dirigeait le festival en 2003. Aujourd’hui, qu’en serait-il, d’autant que la perte atteindrait de 4 à 5 millions, le festival ayant grossi ? » Le maintien du festival en soulagera plus d’un. Mais de quel type seront les « perturbations » annoncées ? « La grève n’est pas le seul mode d’action possible », insiste Samuel Churin. « Il appartient à chaque équipe de décider de ses modes d’action », renchérit Denis Gravouil, de la CGT Spectacle. Pour les deux organisations à la tête du mouvement, la publication de la convention marque le passage à une autre période : une concertation est lancée qui, pour la première fois, pourrait intégrer dans les discussions tous les acteurs concernés : « S’asseoir à la même table que le Medef, ce serait une première ! », s’exclame Samuel Churin. « Et la convention peut être amendée : nous avons jusqu’en décembre 2014. » D’où l’enjeu de cet été : peser dans le débat, communiquer sur les propositions des premiers concernés, lesquelles sont soutenues par le Comité de suivi des intermittents, qui compte des organisations professionnelles non représentées à l’Unedic et des élus de tous bords. Le 4 juillet 2003, personne ne se doutait qu’Avignon serait annulé. « Les spectateurs se sont montrés plutôt solidaires, se souvient Emmanuel Ethis, sociologue de la culture et président de l’université d’Avignon et de l’Institut supérieur des techniques du spectacle. Mais les annulations sont très impopulaires. Le spectateur d’Avignon est investi, politisé, engagé. Il est prêt à tous les échanges, tous les débats, il vient aussi à Avignon pour cela. Cependant, il relève d’une économie du désir qui passe par le spectacle. » Le spectacle, c’est la cristallisation des échanges, leur point de départ ou d’aboutissement. « Avignon est un lieu symbolique fort. Pendant trois semaines, il réunit tous les acteurs du monde culturel : politiques, professionnels, public, médias… L’idée de Jean Vilar était : réfléchissons sur le monde à partir du théâtre. L’acte fondateur du festival consiste à se produire. En outre, Avignon est un lieu de découvertes. Le nombre de “premières fois” y est considérable. C’est un lieu de formation des spectateurs de demain. D’où une responsabilité sociale énorme. »

L’édition 2014 accueille un nouveau directeur sous une nouvelle municipalité et avec un gouvernement différent de 2003. La comparaison joue donc peu, ne serait-ce que parce qu’il s’est passé des choses depuis en termes de mobilisations, de réflexions et de production de travaux sur l’intermittence. « Quand on dit qu’en 2003 une grande partie des troupes du Off a continué à jouer, ce n’est pas tout à fait vrai, reprend Emmanuel Ethis. Il est plus difficile pour elles de faire grève parce qu’elles assument toutes les charges [voir p. 24]. Reste que, sur les 500 troupes inscrites au Off cette année-là, le festival a terminé avec 80. Il y a des liens très forts entre le In et le Off. Les festivaliers vont voir des spectacles du In le soir et “braconnent” dans le Off la journée. » Une chose est sûre, selon lui : « Quand on parle des abus relatifs au régime des intermittents – et il y en a, dans l’audiovisuel public et privé notamment –, ça n’est certainement pas à Avignon qu’ils se trouvent. Avignon est un moment d’intermittence. » Et un territoire.

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Intermittents : La bataille d'Avignon
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