Jean-Pierre Darroussin : « J’ai toujours eu le souci de la mise en scène »

Acteur, réalisateur, Jean-Pierre Darroussin est l’invité de la 55e édition des Ciné-Rencontres de Prades.

Christophe Kantcheff  • 10 juillet 2014 abonné·es
Jean-Pierre Darroussin : « J’ai toujours eu le souci de la mise en scène »
© Photo : AFP PHOTO / GUILLAUME BAPTISTE

Invité principal des Ciné-Rencontres de Prades (Pyrénées-orientales), Jean-Pierre Darroussin a répondu à la demande qui lui a été faite de concocter la programmation de ses propres films (ceux dans lesquels il joue et celui qu’il a réalisé). Il explique ici les raisons de ses choix et, ce faisant, témoigne à nouveau du haut degré de conscience cinématographique qui est le sien, et de sa préoccupation du spectateur.

Votre programmation ne comporte pas de films antérieurs à 1998. Pourquoi ?

Jean-Pierre Darroussin : C’est qu’on n’a pas trop envie de se voir comme une antiquité (rires). Plus sérieusement, ceux que j’ai retenus sont des films qui me parlent toujours. Ils ont continué à développer une part d’imagination en moi. C’est aussi le cas de certains films antérieurs à 1998, mais ils sont archi-connus, comme Marius et Jeannette ou Un air de famille. Il y a donc aussi l’idée de présenter des films qui ont été moins exposés, ou qui n’ont pas été bien vus. Par exemple, Qui plume la lune ?, de Christine Carrière, a été comme un enfant malade. Il est sorti le jour de la tempête de 1999, la moitié des cinémas étaient fermés. Ensuite, des problèmes de droits ont fait qu’il n’a jamais été édité en DVD. Et il n’est passé qu’une seule fois à la télévision. C’est un film qui reste mystérieux, un peu culte. Beaucoup de gens me demandent comment voir Qui plume la lune ?. Pouvoir le présenter à Prades est un plaisir.

Est-ce que 1998 peut être vue comme une année charnière pour vous ?

Oui, parce que je prends un peu plus en charge l’existence des films en tant que comédien. Jusqu’alors, je n’avais pas tout à fait conscience que c’était mon métier. Je faisais du théâtre, et le cinéma était à côté. Mais dès lors qu’on accède à des rôles principaux et que le film repose en partie sur le fait que les gens vont vous voir longtemps sur un écran, on sent qu’on a une responsabilité de complicité à établir avec le public.

Vous n’avez pas choisi de films très grand public…

J’aurais pu choisir Ah ! Si j’étais riche, par exemple. Gérard Bitton et Michel Munz sont des maîtres de la comédie, mais la mise en scène, chez eux, ne se revendique pas comme étant un regard particulier sur le monde. Leur importe avant tout l’écriture, qui relève d’une formidable mécanique comique. Cela dit, le film est souvent passé à la télévision. Par ailleurs, j’ai une petite fierté avec ce film. En Ukraine, à l’époque de l’Union soviétique, tout le monde regardait le même film le soir de Noël — c’était une tradition. Ce film racontait l’histoire d’un type qui gagne au loto. Quand l’Ukraine est devenue indépendante, les gens n’avaient plus très envie de regarder un film soviétique. Or, il se trouve que Ah ! Si j’étais riche est sorti là-bas et que le le film a bien marché. Désormais, c’est ce film-là que les Ukrainiens regardent à Noël !

Quand vous revoyez des films que vous avez vus il y a longtemps, hors ceux dans lesquels vous avez joué, qu’est-ce qui vous intéresse le plus ?

À la place du cœur , de Robert Guédiguian,1998.

Qui plume la lune ? , de Christine Carrière, 1998.

Feux rouges , de Cédric Kahn, 2003.

J’attends quelqu’un , de Jérôme Bonnell, 2007.

Rien de personnel , de Mathias Gokalp, 2009.

De bon matin , de Jean-Marc Moutout, 2011.

Rendez-vous à Kiruna , d’Anna Novion, 2013.

Le Pressentiment , de Jean-Pierre Darroussin, 2006.

Scène de la vie conjugale , d’Ingmar Bergman, 1974.

Ciné-Rencontres, Prades (66), du 16 au 24 juillet, www.cine-rencontres.org.

Pas l’histoire qui est racontée, je m’en moque un peu, d’autant qu’il m’arrive de m’en souvenir. Quand on revoit des nanars des années 1950, par exemple, l’intrigue n’a aucun intérêt. Ce qui est plaisant, c’est de revoir Brigitte Bardot ou Bourvil, de voir comment ils travaillaient, leur façon de prendre le texte, quelles étaient leur fraîcheur ou leurs combines. Le film a pu avoir du succès, le sujet a pu faire débat. Mais ce qu’on regarde, ce sont les gens qui vivent dans le présent où cela a été fait. Nous, les acteurs, sommes sans doute plus attachés à regarder comment les comédiens travaillent, quel acteur était en avance sur son temps…

Vous tournez souvent avec de jeunes cinéastes…

Oui, et aussi avec Robert Guédiguian, qui reste un jeune réalisateur ! Il a suffisamment de poésie en lui pour rester jeune. Inversement, certains réalisateurs peu avancés en âge se contentent de singer ce qui fonctionne… Ce qui m’attire chez un cinéaste, c’est quelque chose qui me met en éveil. Cela se situe sur une marge un peu ténue parfois. Ces jeunes réalisateurs proposent quelque chose qui n’est pas courant. Il y a une sincérité chez eux, ce ne sont pas des jeunes branchés. Ils ne sont pas à la mode. Ils ne cherchent pas l’efficacité. Ce sont de jeunes cinéastes qui se cherchent, eux. Ils ne sont pas totalement dans la maîtrise. C’est ce qui m’intéresse de présenter au public. Une certaine fragilité. Un objet qui est à prendre par lui en considération, qui le responsabilise, parce qu’il a face à lui quelque chose de non totalement répertorié, d’un peu étrange. C’est une différence qui n’est pas toujours affichée, qui est à gagner. Cette étrangeté-là a pour but d’alerter le public, de le mettre dans un état de réceptivité.

Au regard de votre parcours, pouvez-vous dire s’il y a quelque chose que vous avez appris ou désappris depuis que vous êtes sorti du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, à Paris, où vous avez été formé ?

Récemment, Isabelle Huppert, avec laquelle je viens de travailler [^2], et moi-même, nous sommes rendu compte que nous avions reçu à peu près la même formation (elle a aussi suivi les cours du Conservatoire, NDLR). Il y a donc eu à une certaine époque, au Conservatoire, un même type de travail sur les comédiens, issu de l’école brechtienne. Nous avons pour préoccupation première de proposer un personnage. Nous tentons de faire oublier la personne que nous sommes pour privilégier l’existence du personnage. C’est ce que j’ai appris à l’école, je n’ai pas l’impression de l’avoir désappris, et j’ai l’intention de continuer à enfoncer ce clou-là. Vous avez tourné, il y a quelques années, votre premier film, le Pressentimen t. Pourquoi, quand on est comédien, vouloir faire des films ? Je crois que j’en ai toujours eu envie. En fait, je ne m’étais pas rendu compte que j’étais davantage metteur en scène que comédien. Et je n’osais pas passer à l’acte. En revanche, en tant que comédien, j’ai toujours eu le souci de la mise en scène. Je me suis toujours préoccupé de la manière dont on présente une scène au spectateur, pas simplement de mon seul rôle. Je me préoccupe du rapport à l’autre personnage, du rapport au décor, etc. Je m’interroge sur la manière dont le metteur en scène voit les choses, et sur la mienne, pour envisager comment ces deux visions-là s’accordent. Il se trouve qu’à un moment donné on m’a proposé de faire un film. J’ai saisi cette occasion. Dès lors, il me fallait aussi devenir auteur. Ce qui est encore autre chose que la mise en scène.

Pour cela, vous vous êtes confronté à un autre auteur, Emmanuel Bove…

Oui.

Pourquoi avoir opté pour le Pressentiment, avec ce personnage qui se coupe de son milieu social, et finalement de toute la société ?

D’abord parce que j’entretiens depuis toujours une relation de lecteur avec Emmanuel Bove. Depuis longtemps, j’avais envie de travailler à partir d’une de ses œuvres. Mais, à l’origine, ce que je voulais raconter, c’était comment j’avais personnellement vécu mon accession à une classe plus aisée. Je suis ce qu’on appelle un transfuge de classe. Pour le personnage du Pressentiment, cela se déroule dans l’autre sens : il se coupe de son milieu bourgeois pour vivre chez les pauvres. Cela me semblait plus intéressant de raconter un déclassement, parce qu’on ressent beaucoup plus la différence, on mesure bien la distance entre ce que le personnage a « perdu », quand il va dans les beaux quartiers de Paris rendre visite à son ex-femme, et sa vie nouvelle. En outre, le personnage reste jusqu’au bout une énigme. J’aime qu’un scénario ne déroule pas simplement une histoire, mais que la dramaturgie soit fondée sur la complexité ou l’opacité du personnage. Du coup, devant cette opacité, le spectateur peut être amené à se poser des questions sur lui-même, sur ce qu’il y a de mystérieux en lui. Voilà ce qui m’intéresse : créer cette complicité de jeu avec le spectateur, ouvrir des hypothèses. Bref, quand le film est fini, ce n’est pas fini…

Enfin, pourquoi, en guise de « bonus », avoir fait le choix des Scènes de la vie conjugale, d’Ingmar Bergman ?

Parce ce que c’est un chef-d’œuvre, d’une totale liberté.

[^2]: Dans la Ritournelle , de Marc Fitoussi, sorti le 11 juin.

Cinéma
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