« Les intermittents ouvrent à d’autres possibles »

Extrait de l’essai d’Antonella Corsani et Maurizio Lazzarato consacré à l’intermittence, publié en 2008 et toujours d’actualité.

Politis  • 24 juillet 2014 abonné·es

La réforme de 2003, imposée comme une nécessité au nom du déficit de l’Unédic, avait pour but de refonder entièrement les principes de la protection sociale. Elle ne s’est pas contentée de restreindre les conditions d’ouverture des droits à l’indemnisation chômage, excluant par là bon nombre d’intermittents, elle a aussi déplacé la logique au fondement du système de Sécurité sociale en procédant à une substitution d’un principe à un autre : la mutualisation est aujourd’hui partiellement abandonnée en faveur d’un principe d’individualisation. […] Règle ou exception ? La Coordination des intermittents et précaires (CIP) n’a pas pour ambition de défendre les acquis des Trente Glorieuses, mais entend défendre de nouveaux droits associés à la mobilité et à la flexibilité de l’emploi. Elle aura contribué à déplacer la question de la protection sociale des intermittents du spectacle vers la question de la protection de tous les salariés à l’emploi discontinu. Telles sont la singularité et la richesse de ce mouvement : il ne s’est pas engagé sur le terrain où tout le monde l’attendait, celui de la culture et des politiques culturelles. Il a déjoué le consensus de l’« exception culturelle » où tout le monde voudrait le cantonner. En revendiquant de nouveaux droits sociaux […], il a ouvert une bataille politique sur le front de la précarisation et de la paupérisation qui touchent désormais une partie de plus en plus importante de la population. […]

Le nouveau modèle d’indemnisation proposé par la CIP, en limitant l’aléa inhérent à des pratiques d’emploi discontinues et en assurant une certaine continuité de revenus sur l’année, constitue un outil puissant pour que la flexibilité puisse être réappropriée sous la forme d’une mobilité choisie. En ce sens, il constitue un outil, certes imparfait mais perfectible, de résistance aux processus de dévalorisation du travail et de paupérisation des travailleurs ; mais il permet également de se soustraire en partie du lien de subordination et de la contrainte salariale, ouvrant ainsi d’autres possibles. […] Le conflit aura révélé jusqu’à quel point choix économiques et choix esthétiques, critères de rentabilité et critères de formation des publics, principes de contrôle des travailleurs et principe de contrôle des goûts sont intimement liés. Les enjeux du conflit se situent en effet au point de croisement des questions économiques, sociales et esthétiques. La question des modes de mise au travail est alors inséparable, dans le secteur du spectacle, comme d’ailleurs dans les autres secteurs de l’économie, des questions sur le sens et le contenu de ce qu’on fabrique. […]

Si l’activité est transversale au temps de l’emploi, de travail, de chômage, de vie, alors l’enjeu politique se déplace vers l’ensemble de ces temporalités. En déplaçant le terrain de la lutte de l’objectif du plein-emploi à celui de l’agencement des temporalités de l’emploi, du travail, du chômage et de la vie, le mouvement des intermittents a assumé la nouvelle nature de l’activité et la nouvelle composition des revenus. Il a mené une bataille politique qui, en partant de la condition salariale, en arrive à poser la question de la protection des temporalités qui sont « hors » emploi. […] Seule une « classe moyenne très supérieure » accède au sommet du salariat privé, tandis qu’ « à l’autre extrémité, la précarité va de pair avec la modestie du niveau de vie ». La précarisation de l’emploi et la fragilisation des conditions de vie produisent aussi un bouleversement profond dans la structure des classes sociales. La crise des classes moyennes, dont la crise de l’intermittence dans le secteur du spectacle peut être considérée comme l’une des expressions, est la manifestation de ce bouleversement. […] Ainsi, les questions soulevées par les intermittents et leur reformulation à l’issue de l’enquête contribuent-elles à dénoncer les limites de la logique arithmétique de mesure de la croissance lorsqu’on applique les critères comptables hérités de l’économie industrielle à une économie des services. […] En effet, au-delà de son économicité, l’intermittence, sous certaines conditions, est bien cette possibilité pour tout un chacun de garder la maîtrise du temps, de ses intensités, des modalités d’alternance ou d’articulation de la multiplicité de temporalités.

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