Ma précarité familière

Si je n’ai pas choisi d’être fauchée, j’ai décidé quels champs je cultiverais dans mon petit village de montagne.

Marion Dumand  • 24 juillet 2014 abonné·es

Ne nous racontons pas d’histoire. Ma précarité, je ne l’ai pas choisie. Elle me bride souvent, elle m’angoisse parfois, elle m’emmerde toujours. Un vieux machin que je traîne, qui gêne aux entournures, familière dans son irrégularité mais avec une constante : sous le seuil de pauvreté. J’ai 35 ans, un niveau « CSP +++ » et jamais de CDI. Mon plus haut et régulier salaire, je l’ai touché pendant mes études, smic hôtelier et pourboires, pendant neuf mois. Puis je suis devenue journaliste pigiste. Imaginez la tête des propriétaires et banquiers. Trois ans après ma première carte de presse, j’ai quitté Paris et ma rédaction. Voilà maintenant six ans que je vis dans un village de 300 habitants en moyenne montagne. Le parent pauvre du coin, lui qui ne connaît pas la fertilité de la plaine, les bains de mer ou cette montagne « qui vous gagne ». Les pauvres attirent les pauvres.

Ma précarité, donc, je ne l’ai pas choisie, et ce sera notre ritournelle. Ce que j’ai choisi, c’est tout le reste. Ce que je fais, pour qui, avec qui, comment et où. Difficile alors d’entrer dans les cases : critique de bande dessinée, intervenante artistique, chômeuse, écrivaine publique, graphiste, auteure, salariée, affiliée, indépendante, bénévole, ex-scopeuse, créatrice avec nombre de guillemets, bibliothécaire, comptable malgré moi, grande prêtresse des dossiers de subventions, et demain, allez savoir. Bref, bidouilleuse devant l’éternel, je malaxe avec énergie en une ragougnasse fameuse village, journaux, associations, engagements, désirs, amour, amis, potager… Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Tout est mêlé, peut-être inextricable. Ma vie est un nœud. Ma vie est cohérente. Ma précarité, je ne l’ai pas choisie, donc, mais je m’y suis faite. Comme un long apprentissage. Je vis avec peu (ce qui est plus simple sans enfant et avec une famille « au cas où »). Surtout, je lutte intimement – et peut-être un jour collectivement – contre le discours, les institutions, les sigles. Non, nous ne sommes pas des futurs-CDD, ex-RMI, nouveaux RSA, en CAE, vivant en ZEP ou en ZRR. Non, je ne culpabiliserai pas d’être chômeuse et bénévole. Non, je n’irai pas à leur formation occupationnelle pour apprendre à me repérer dans le temps et l’espace. Non, je ne suis pas «  le haut du panier des CAE » ( dixit Monsieur Maison-sociale), d’ailleurs je ne devrais pas être en CAE. Non, je ne respecterai pas scrupuleusement la loi parce qu’elle est inadaptée et mortifère. Mais, surtout, je refuse que nous soyons les boucs émissaires d’une politique publique qui se moque des inégalités, de la redistribution et des territoires oubliés.

Ma précarité, je fais avec. Celle des autres m’enrage le cœur. Il y a la terrible, l’insoutenable. À dire vrai, je ne la côtoie pas au quotidien, ou alors sans le savoir. Non, je connais la petite rengaine, fauchée comme les blés, de ceux qui ont « choisi », qui serrent les dents et foncent. Des paysans, artistes, plumitifs, travailleurs dans l’environnement, le bâtiment, les services. Là, un père divorcé dort dans la rue ou en refuge pour aller voir son enfant. Ici, un couple de paysans se tue à la tâche et survit grâce aux allocations familiales. Ici encore, une jeune femme cherche de la nourriture dans les poubelles. Non loin, un ouvrier au noir accepte de monter sur un toit à ses risques et périls. Et beaucoup de s’interroger : pourront-ils surmonter un imprévu ? Alors, non, décidément, notre précarité, nous ne l’avons pas choisie. Mais, pour l’instant, nous préférons la vivre que nous soumettre.

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