Comment les lobbies ont eu la peau de la loi Alur

Le 28 août, Manuel Valls a fait voler en éclats la loi Alur de Cécile Duflot. Il anéantit quasiment l’encadrement des loyers, qui était la mesure phare du texte, et annonce des dispositifs favorisant la construction et l’investissement, qui devraient surtout bénéficier aux foyers les plus aisés.

Ingrid Merckx  • 4 septembre 2014 abonné·es
Comment les lobbies ont eu la peau de la loi Alur
© Photo : AFP PHOTO / THOMAS SAMSON

Ironie : alors que des magazines publient leurs marronniers « spécial immobilier », le Premier ministre, Manuel Valls, fait voler en éclats la loi Alur sur l’accès au logement et à un urbanisme rénové. Soit un texte voté le 20 février, validé par le Conseil constitutionnel, et dont les décrets ne sont pas encore parus. « Qu’une loi soit retouchée après un remaniement, c’est classique, observe Patrick Doutreligne, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre (FAP), mais par le même gouvernement, sous la même présidence, c’est du jamais vu ! » Deux mesures étaient en ligne de mire : l’encadrement des loyers et la garantie universelle des loyers (GUL). Deux dispositions sociales, dont la première répondait à l’engagement de campagne n° 22 de François Hollande. Alors que les prix des loyers ont flambé, la loi devait limiter leur augmentation dans les 28 plus grosses agglomérations. Les professionnels de l’immobilier ont vu rouge, arc-boutés contre la loi avant même qu’elle soit discutée. Lorsque l’ex-ministre EELV du Logement, Cécile Duflot, était venue la présenter en Conseil des ministres, le 26 juin 2013, le Président avait déjà fait marche arrière. « Les agences immobilières sont mécontentes, y a-t-il vraiment eu concertation ? L’encadrement des loyers, est-ce vraiment une bonne chose ? », aurait lancé François Hollande, rapporte Cécile Duflot dans son livre-bilan [^2]. Quelques jours auparavant, la Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim) et l’Union des syndicats de l’immobilier (Unis) avaient envoyé une lettre à l’Élysée, exprimant leurs inquiétudes. Le lobbying a bien fonctionné.

La libéralisation des loyers, totale depuis trente-cinq ans, « a permis à un petit nombre de personnes de s’enrichir considérablement, explique Cécile Duflot. Elles se sont donc beaucoup agitées contre l’encadrement des loyers, et avec succès, faisant preuve d’une mauvaise foi totale. Leur argument était le suivant : “Si on encadre les loyers, les gens vont retirer leur logement de la location.” Or, les logements ne peuvent pas être délocalisés. Et, entre gagner un peu moins d’argent et ne rien gagner, le choix du propriétaire est vite fait. » En Allemagne, où les loyers sont encadrés, « les ménages consacrent entre 15 et 17 % de leurs revenus au logement et au chauffage, contre 25 % pour les Français, souligne Patrick Doutreligne. Et c’est une moyenne : certains y consacrent 40 ou 50 %. En encadrant les loyers, on libère le pouvoir d’achat. Ça n’est pas une mesure anti-économique ». Et c’était un choix politique. « Certains professionnels ont passé des années à se gaver, ajoute-t-il. Cécile Duflot et la loi Alur ont été perçues comme venant limiter leur enrichissement et freiner leur relance. Mais faire croire qu’une personne et une loi sont responsables de la crise, c’est une aberration et une arnaque. »

Plusieurs poids lourds de l’immobilier se partagent le marché, bien relayés par des gros cabinets de lobbying comme Boury & Tallon.

• La Fédération nationale de l’immobilier (Fnaim) et l’Union des syndicats de l’immobilier (Unis) ont appelé en octobre 2013 les membres de leur réseau à suspendre l’envoi de données aux observatoires de loyers mis en place par le ministère du Logement. L’UNPI (association de défense et d’information des propriétaires immobiliers) s’est insurgée contre la loi Alur, « qui découragera les propriétaires privés ».

• Les réseaux d’agences : pour Laurent Vimont, de Century 21, « l’encadrement des loyers fait peser la menace de voir le parc privé se contracter »… et la crise du logement, « née de la rareté de biens sur le marché, s’aggraver encore », ajoute Bernard Cadeau, président d’Orpi, sur son blog (Libération, 9 septembre 2013).

• Les assureurs (GAN, AXA, Groupama, Galian…) voient d’un très mauvais œil un système d’assurance public tel que la garantie universelle des loyers.

• Les promoteurs (Bouygues Immobilier, Icade, Nexity, Kaufman & Broad…) : compensant la chute du foncier avec des logements plus chers, ils soutiennent fortement les dispositifs d’avantages fiscaux devant attirer les classes moyennes.

• La Fédération française du bâtiment : pour son président, Jacques Chanut, la loi Alur est « catastrophique d’un point de vue symbolique pour les investisseurs ».

• Les syndics (Citya, Foncia, Immo de France, Nexity, Urbania…), dont la loi Alur prévoit de réglementer les honoraires…

Objet de nombreux avantages fiscaux, le secteur immobilier est sous oxygène depuis des années. Une tendance qui s’est encore renforcée sous la présidence de Nicolas Sarkozy. La crise de 2008 a entraîné un ralentissement de la construction, avec des conséquences en 2011. Soit trois ans avant la loi Alur. Ce texte est néanmoins pointé comme le coupable, devenant ainsi « la première loi à effets rétroactifs » de l’histoire, grince Patrick Doutreligne. Le 25 novembre 2013, l’Ifop a publié pour le réseau d’agences immobilières Orpi un sondage biaisé concluant à l’inutilité de l’encadrement des loyers : l’échantillon de sondés comptait des locataires HLM alors que la mesure ne concernait que le parc privé. Ce sondage a été démonté, mais il a eu le temps de marquer les esprits. «   Le marché s’autorégule fort bien seul », soutient par ailleurs Bernard Cadeau, PDG d’Orpi, alors qu’en Île-de-France les prix de l’immobilier ont été multipliés par trois depuis 1997, et les loyers ont crû de 3,3 % par an. Certains élus se sont faits pourfendeurs de la loi Alur. En septembre 2013, le député UMP des Yvelines Jean-Marie Tétart accusait Cécile Duflot d’augmenter « de manière démesurée et caricaturale les devoirs et contraintes des propriétaires et les droits des locataires » et de vouloir « mettre au pas » les agents immobiliers. Il trouvait « contre-productive » sa « volonté de faire entrer le logement locatif privé dans la sphère de l’économie administrée »  : « Vous découragez l’investissement locatif et vous signez la dégradation progressive du parc locatif privé existant. » Des doutes sont également venus des bancs socialistes. Christophe Caresche, député PS de Paris et rapporteur du budget logement pour l’Assemblée, a rédigé sur son blog, le 24 octobre 2013, au moment de l’examen du texte au Sénat, un billet intitulé : « Il faut revoir la loi Alur ! » Citant deux économistes du Conseil d’analyse économique, il pointait l’encadrement des loyers, « inopérant et pas très efficace », et soulignait « le risque de “déresponsabilisation” que la garantie universelle des loyers peut, comme tout système assurantiel, engendrer. » Plus discrète, mais épidermique, la fronde contre les dispositions du texte encadrant les honoraires des agences et des syndics. Lesquels ont, par anticipation, augmenté leurs tarifs de près de 23 % sans « réelles contreparties », affirmaient l’UFC-Que choisir et l’Association des responsables de copropriétés (ARC) en mai [^3].

Un événement a été déterminant dans cette bataille : le 14 juin 2013, la Fnaim et l’Unis ont appelé leurs membres à boycotter les observatoires de loyers, mis en place le 14 décembre 2012 par le ministère du Logement dans 18 territoires pilotes. Ils servaient à faire remonter des informations sur les loyers, ville par ville, quartier par quartier. Sans prix référentiel, la mesure capote. C’est d’ailleurs l’argument dont s’est servi Manuel Valls pour la restreindre à la seule région parisienne, à titre expérimental. Quant à la GUL, pensée comme une sécurité sociale du logement, elle ne devrait finalement concerner que les jeunes salariés et les précaires. « Paris n’est pas la seule ville de France à avoir besoin d’une régulation de ses loyers », a réagi Martine Aubry, maire PS de Lille, troisième ville la plus chère de France, dans un communiqué publié en pleine université d’été du PS. Le président de la communauté d’agglomération grenobloise, Christophe Ferrari, lui a emboîté le pas le 1er septembre. De quoi signaler au Premier ministre que la mesure n’est pas si impopulaire que les lobbies le laissaient entendre. La loi Alur est, certes, plus un texte pour les habitants que pour les investisseurs. La France reste le pays d’Europe où l’on construit le plus de nouveaux logements, d’après la troisième édition du Property Index, qui produit cette étude comparative. C’est aussi le pays où les prix de l’immobilier seraient les plus élevés. Mais, d’après la Fédération des promoteurs immobiliers de France, seulement 272 000 logements ont été mis en chantier les douze derniers mois, contre 500 000 attendus. Et les ventes dans le neuf auraient baissé de 8,9 %. Or, la loi Alur contient « une mesure tendant à limiter les recours abusifs contre les permis de construire qui freinent la construction de logements », plaide Cécile Duflot ( Libération, 1er septembre). Manuel Valls préfère miser sur la construction. Les terrains à bâtir cédés d’ici à 2015 devraient bénéficier d’un « abattement fiscal exceptionnel » de 30 % sur les plus-values. Et les investisseurs achetant un logement neuf pour le louer dans le cadre du dispositif fiscal « Duflot » pourront le proposer à un ascendant ou à un descendant. Un scandale pour la FAP, qui s’insurge contre cette possibilité, supprimée en 2012. « Des avantages fiscaux encore supérieurs au dispositif actuel, plus chers pour les finances publiques que du logement social, paraissent illégitimes. De même, l’État n’a pas à subventionner à grands frais les enfants de familles aisées avec un nouvel abattement fiscal de 100 000 euros sur les donations de logements et de terrains constructibles à ses descendants. » Même écho à la Confédération nationale du logement (CNL) : « Les citoyens crient “baisse des charges et des loyers”  […], et le gouvernement répond par un cadeau fiscal aux ménages les plus aisés ! » Il semblerait d’ailleurs que les nouvelles mesures proposées par Manuel Valls soient un copier-coller de ce qu’avait demandé la Fédération des promoteurs constructeurs, comme les dossiers de presse remis aux journalistes en témoignent. Mais qui pour contrer les lobbies ? L’immobilier pèse lourd, jusque dans la presse qui vit, pour une bonne part, de ses annonces. Sans compter que les professionnels de l’immobilier sont les principaux fournisseurs des chiffres qui les concernent.

[^2]: De l’intérieur, voyage au pays de la désillusion (Fayard).

[^3]: Voir le « Vrai/faux sur la loi Alur », réalisé par l’UFC-Que choisir et l’ARC pour les copropriétaires.

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