Le défi de Manuel Valls à la gauche

Après des universités d’été agitées, le Premier ministre persiste sur une ligne libérale. De quoi interroger les députés frondeurs et mobiliser les syndicats, qui cherchent un front social commun.

Thierry Brun  et  Michel Soudais  • 4 septembre 2014 abonné·es
Le défi de Manuel Valls à la gauche

Ça passe ou ça casse. Jamais Manuel Valls n’a dévoilé autant son mode de fonctionnement que dans les premiers jours de son nouveau gouvernement. Après avoir obtenu de François Hollande de constituer un exécutif « cohérent », excluant pour la première fois dans l’histoire du PS la majorité des sensibilités de ce parti, le Premier ministre a affiché sans détour les orientations qui ne lui avaient permis de recueillir que 5,67 % des suffrages à la primaire présidentielle de son camp. Et d’abord devant le Medef, où sa déclaration d’amour à « l’entreprise », assortie de quelques annonces issues du catéchisme néo-libéral et d’attaques contre le discours de gauche traditionnel, lui ont valu une standing ovation inédite. Parallèlement, il faisait savoir qu’il demanderait à l’Assemblée nationale un vote de confiance dans le courant du mois ou début octobre. Une manière de défier la gauche et de placer les députés socialistes en désaccord avec sa politique – et au-delà les écologistes et les communistes – devant un choix cornélien : soutien ou dissolution. Cette dernière ne pouvant déboucher, dans les circonstances actuelles, que sur un retour de la droite flanquée d’un important contingent de députés d’extrême droite. Avec à la clé, la perspective d’envoyer plus des deux tiers des députés PS au tapis.

Pour les frondeurs, ce dilemme n’est pas autre chose qu’un « chantage », qu’ils affirment refuser car l’estimant bâti sur un mensonge institutionnel. « Dans la constitution, il n’est écrit nulle part qu’en l’absence de majorité la dissolution est obligatoire, s’insurge Henri Emmanuelli. Il n’y aura dissolution que si le Président souhaite la dissolution. » Car au cas où Valls 2 n’obtiendrait pas la confiance de l’Assemblée, expliquent plusieurs élus, François Hollande aurait toute latitude pour nommer un autre Premier ministre, porteur d’une orientation politique acceptable par sa majorité. Dans ce contexte, le rendez-vous de La Rochelle s’annonçait délicat pour le gouvernement et la direction du PS. Sur le parvis, les discussions ont été animées ; les échanges parfois vifs. Moins dans les ateliers. Les frondeurs se sont comptés dans un amphithéâtre où ils ont vidé leur sac, à distance respectable du lieu de l’université d’été. Ils ont accueilli chaleureusement le numéro un communiste, Pierre Laurent, venu prononcer un discours sans concession sur la politique du gouvernement. Jean-Christophe Cambadélis, le premier secrétaire, a été gentiment chahuté, le Premier ministre un peu hué et sifflé. Assez néanmoins pour montrer que la politique du gouvernement divisait les socialistes et que le parti était loin d’être, comme François Hollande l’a souhaité, depuis le Conseil européen de Bruxelles (!), « à l’unisson » de ses choix politiques. Mais l’irrémédiable ne s’est pas produit.

Est-ce en raison d’enjeux internes moins sensibles qu’ailleurs ? Le mouvement Ensemble ! s’est offert à Pau (voir p. 12), jeudi dernier, la tribune politique la plus large des universités d’été. Elle a pourtant pris soudain une dimension inattendue, en raison de la rentrée politique « stupéfiante » du gouvernement. Dans un climat d’urgence – « Il faut recréer de l’espérance à gauche » –, les échanges y ont gagné en franchise. Et les écueils sont nombreux… Si le Front de gauche (FdG) doit être redynamisé, ce n’est qu’une étape d’un nouvel élan à gauche, conviennent ses composantes. En ordre dispersé. Ensemble ! juge indispensable de rallier les mouvements sociaux, « mais aussi le monde des intellectuels et de la culture », souligne Clémentine Autain. Le PCF, enclin aux accords d’appareil, se félicite de récents contacts avec EELV et les frondeurs socialistes. Ses députés voteront l’« opposition » sur certaines questions, mais Pierre Laurent ne donne aucun signe de rupture avec le PS – les sénatoriales approchent. À EELV, sur une ligne voisine, Sandrine Rousseau « accepte avec plaisir » l’offre d’Ensemble ! d’organiser des « assises de la transformation sociale et écologiste », alors que son mouvement et le FdG montrent leurs limites. « Travaillons sur nos points de convergence plutôt que de stigmatiser nos divergences. » Sauf qu’EELV ne refuserait pas la présence du MoDem, impensable pour le FdG. Martine Billard (Parti de gauche) réfute même le PS, « qui achève sa mue en un parti social-démocrate et n’a pas sa place dans un nouvel arc à gauche. » Quant au NPA, toujours méfiant face à de telles offres, Christian Zueras se montre convaincu que l’avenir de la gauche se jouera avant tout dans les mobilisations populaires.

À l’issue de la matinée de clôture, les organisateurs pouvaient souffler, satisfaits : « Le pire a été évité. » Pour quelques mois. Car si les parlementaires vivent sous la menace d’une dissolution, la perspective d’un changement de ligne et de direction au PS a été repoussée aux calendes grecques. Les statuts du parti, modifiés au congrès de Toulouse en novembre 2012, prévoyaient l’organisation d’un congrès à mi-mandat. Cet automne, donc. Après le choc des défaites électorales du printemps [^2], François Hollande ne l’a pas jugé opportun. En lieu et place de ce congrès réclamé avant l’été par l’aile gauche du parti, la direction du PS a lancé ce week-end des « États généraux des socialistes ». Cette consultation, qui invite les militants à prendre la parole, leur demande de répondre par écrit sur une douzaine de sujets à des questions très théoriques : « Que doit être une société du « “bien vivre” ? », « Quelles doivent être les formes actuelles de la puissance publique ? », « Que serait une société du plein-emploi et du bon emploi ? », « Peut-on dire à la fois “je” et “nous” ? », etc. Elle durera jusqu’au 6 décembre. Cette introspection qui vise, selon Jean-Christophe Cambadélis, à élaborer une « charte de l’identité socialiste », n’est pas loin d’être perçue comme « une manœuvre de diversion » par les partisans d’un congrès. « On ne répond pas à des problèmes politiques par un QCM », s’agace Emmanuel Maurel. Pour l’animateur du courant Maintenant la gauche, « rien ne serait pire que de discuter du sexe des anges ou de la carte d’identité du PS sans parler de ce qui intéresse les militants : la politique du gouvernement ». Surtout si cette discussion devait aboutir, comme le premier secrétaire en a manifesté l’intention devant la presse, à revoir l’organisation du PS et le rituel de ses congrès. Si un tel coup de force, similaire à la mise au pas du parti travailliste par Tony Blair, était mis en œuvre, le PS pourrait éclater, avertissent plusieurs responsables de son aile gauche. Mais une scission n’est pas, pour l’heure, à l’ordre du jour.

Et c’est plus vraisemblablement sur le terrain social que Manuel Valls va rencontrer le plus d’obstacles. Le paquet de mesures sociales annoncées par le Premier ministre et son nouveau ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, inquiète les organisations syndicales. Dans le cadre de la « modernisation » du marché du travail et du dialogue social, le Premier ministre veut s’attaquer à un certain nombre de ses marqueurs sociaux – avec notamment l’assouplissement du travail dominical – inscrits dans le projet de loi sur la croissance, la mise en cause des seuils sociaux dans le droit du travail, ainsi que la simplification de celui-ci. « Même s’il y a eu des démentis, la question des dérogations aux règles du temps de travail est posée avec celles des rémunérations. Des éléments essentiels du contrat de travail pourraient être remis en cause dans les prochains mois », relève Éric Aubin, secrétaire confédéral de la CGT, une des quatre organisations syndicales, avec FO, la FSU et Solidaires, à avoir claqué la porte de la conférence sociale en juillet. « Un agenda a été fixé de façon unilatérale par le gouvernement. On n’a pas l’habitude de négocier avec un flingue sur la tempe ! On prendra les dispositions que l’on a envie de prendre. Pas question de toucher aux seuils sociaux », menace Pascal Pavageau, secrétaire confédéral FO. « Nous ne négocierons rien sur les seuils sociaux », qui fixent les obligations légales aux employeurs sur le plan fiscal et en matière de représentation des salariés, a aussi prévenu Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, avant la prochaine ouverture de la négociation nationale interprofessionnelle sur le dialogue social dans les entreprises. La réformiste CFDT, principal soutien du pacte de responsabilité du gouvernement, a elle aussi réagi devant la perspective de mettre en cause les seuils sociaux, « la pire des façons d’engager le débat », a prévenu Hervé Garnier, membre de la direction confédérale.

Face au coup d’accélérateur de Manuel Valls, la grogne est montée d’un cran. Le 10 septembre, François Rebsamen, ministre du Travail, rassemblera les représentants syndicaux et patronaux des 50 branches les plus importantes afin de dresser un bilan du pacte de responsabilité. Une réunion jugée inutile par FO : « C’est de la com’ ! Une seule, la chimie, a trouvé un pseudo-accord, qui en fait n’est pas un engagement », assure Pascal Pavageau. Surtout, le dialogue social prôné par le gouvernement est de plus en plus mis à mal par Manuel Valls. « Cela fait des mois que nous demandons au gouvernement d’avoir un discours fort sur les services publics et sur la fonction publique, de dire que pour sortir de la crise on a besoin d’eux », déplore Bernadette Groison, secrétaire générale de la FSU. Pour Éric Beynel, co-porte-parole de Solidaires, il devient urgent de « construire des mobilisations dans l’unité la plus large pour imposer d’autres choix politiques porteurs de justice et de solidarité » .

Lors de son assemblée générale de rentrée, qui s’est tenue le 26 août, la CGT a annoncé une journée interprofessionnelle de mobilisation, le 16 octobre, autour du projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Thierry Lepaon a aussi contacté ses homologues des autres organisations syndicales. Des discussions sont en cours autour d’éventuelles convergences : « On souhaite une unité large pour faire face à la politique proposée » par Manuel Valls, espère Éric Aubin. Solidaires compte de son côté sur un gros rassemblement lors de la manifestation nationale pour la défense de l’hôpital public, le 23 septembre à Paris. Et espère un premier front commun syndical contre la politique de Manuel Valls. De quoi conforter la détermination affichée par les frondeurs. S’ils n’ont pas encore arrêté leur position sur le futur vote de confiance, ils ont promis, par la voix du député de la Nièvre, Christian Paul, d’être « implacables sur tous les textes qui viendraient inscrire dans la loi de la République le recul des droits sociaux ». Un sujet sur lequel Manuel Valls aura du mal à agiter le spectre d’un retour de la droite.

[^2]: La défaite des municipales a surtout lourdement touché la base militante du parti. Elle s’est traduite par la perte de 30 000 élus et le licenciement de très nombreux collaborateurs qui ne peuvent tous être recasés, contraignant le PS à mettre en place avec la FNESER, son association d’élus, des outils de reconversion et de formation.

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