« P’tit Quinquin », de Bruno Dumont : Le gendarme chez les Ch’tis

Avec P’tit Quinquin , série de quatre épisodes diffusée par Arte, Bruno Dumont dévoile l’autre face de l’horreur : le burlesque.

Christophe Kantcheff  • 17 septembre 2014
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« P’tit Quinquin », de Bruno Dumont : Le gendarme chez les Ch’tis
© **P’tit Quinquin** , Bruno Dumont, Arte, le 18 et le 25 septembre à 20 h 50 (2 épisodes par soirée). Photo : Roger Arpajou

Des gamins suivent un hélicoptère qui se dirige vers un blockhaus, vestige décrépi laissé par la Seconde Guerre mondiale sur la côte d’Opale, près de Boulogne-sur-Mer. À l’aide d’un filin, l’hélicoptère en extrait une vache morte, qui contient en elle un corps humain. Deux inénarrables gendarmes, le commandant Van der Weyden (Bernard Pruvost) et le lieutenant Carpentier (Philippe Jore), dirigent les opérations. « C’est la bête humaine », souffle le second au premier. « On n’est pas là pour philosopher », lui répond le commandant, avec un accent nordiste à couper au couteau. D’abord, on n’en croit ni ses yeux ni ses oreilles. Est-on bien dans un film – plus exactement une série de quatre épisodes de 52 minutes – réalisé par Bruno Dumont ? Celui-là même qui a signé ces films austères que sont l’Humanité, Flandres ou Hors Satan  ? Mais P’tit Quinquin n’est pas à proprement parler une comédie.

Si on s’interroge sur la nature même de ce que l’on voit, c’est qu’on sent que les choses ne tournent pas rond. Une enquête s’engage afin de découvrir l’assassin, pendant laquelle plusieurs autres meurtres affreux seront commis. Rien là de désopilant, et pourtant… C’est comme si les codes admis pour raconter une telle histoire étaient déréglés. Comme si Bruno Dumont avait décalé son dispositif par rapport à la scène habituelle de ses films : le Nord, les gens du cru de condition modeste, une petite ville, des fermes alentours isolées dans des paysages farouches (magnifiquement filmés), des frères qui ne se parlent plus, des handicapés mentaux, des adultères, le malheur qui rôde… Ce qui fait la différence, c’est la question du jeu, qu’il faut entendre dans toutes ses acceptions, la première étant ce jeu qui crée un espace, un interstice de liberté entre ce qui serait attendu – la série dramatique et policière naturaliste – et ce que la télévision, Arte en l’occurrence, a accepté : une série d’effroi et de burlesque. La pièce maîtresse de ce réjouissant dérèglement réside dans les deux personnages principaux, incarnés par des acteurs non professionnels, comme toujours chez Dumont (hormis l’exception Juliette Binoche dans Camille Claudel 1915 ), et au jeu totalement sidérant. Bernard Pruvost est un commandant impayable, dirigeant son enquête à la manière d’un Colombo ch’ti mâtiné de Boudu, impénétrable pour tout le monde, y compris peut-être pour lui-même – son surnom est « le Brouillard ». L’acteur, au visage mangé de tics, roule des yeux, prend des poses étranges, cultive des silences incertains. Quant à Philippe Jore, il compose un second parfait, ironique bien que sur la réserve, et tout aussi gauche que son supérieur : ses démarrages brutaux sur les chapeaux de roue de leur voiture de fonction deviennent, par exemple, l’un des running gags les plus efficaces.

Bruno Dumont a aussi laissé libre cours à un esprit ludique qui donne lieu à des séquences irrésistibles. La cérémonie d’enterrement d’une des victimes à l’église prend ainsi une tournure délirante, avec l’organiste, soliste virtuose, et le micro capricieux de l’officiant, qui rappelle la fameuse messe… du Petit Baigneur, de Robert Dhéry ! Autre séquence du même type : un gamin entre dans la cour d’une ferme costumé en Spiderman et se jette sur les murs en criant « Ch’tiderman ! » sans pour autant y rester fixé grâce à ses pouvoirs de super-araignée – d’où quelques chutes incontrôlées –, sauf à son dernier saut, succès inexpliqué… En contrepoint au monde peu engageant des adultes, un groupe d’enfants, menés par P’tit Quinquin (Alane Delhaye), sont des observateurs narquois de ce qui se passe. L’amour n’existe qu’en leur sein, et plus particulièrement entre P’tit Quinquin et Eve (Lucy Caron), qui se prennent dans les bras comme des grands en se murmurant des mots doux. Mais leur univers est loin d’être montré comme un jardin d’Eden. Ne serait-ce que par le choi x du physique de ces jeunes acteurs. Si Eve est une petite fille ravissante, la bouille ronde, blonde et diaphane de P’tit Quinquin est déjà abîmée : il a la bouche de travers et porte un sonotone. En outre, ces gamins autochtones n’aiment pas ceux dont les parents viennent d’ailleurs. Ils en veulent à Mohamed parce qu’il est noir. Leurs injures racistes lancées au visage du garçon provoquent en lui les pires morsures aux conséquences néfastes.

Certains accuseront peut-être Bruno Dumont de porter un regard misérabiliste, sinon cruel, sur le monde qu’il donne à voir. Ce serait oublier que les quelques personnages qui viennent de l’extérieur – les journalistes, le procureur… – ne sont pas porteurs d’une rationalité plus rassurante. Les journalistes apparaissent ridicules et déplacés, tandis que le procureur gobe tout ce que le commandant lui dit, en particulier à propos des côtes anglaises, étrangement visibles, ou des dictons météorologiques du coin, parfaitement farfelus. Le cinéaste ne fait pas rire aux dépens de ses personnages. On s’attache au couple de gendarmes en même temps qu’il nous amuse. Et leurs extravagances, celles aussi qui viennent trouer une réalité habituellement bien en place, ne sont pas autre chose qu’une marque d’indépendance vis-à-vis des « bonnes manières », au sens normatif du terme. Au cœur de P’tit Quinquin, il y a cette association a priori scandaleuse : le burlesque est l’autre face de l’horreur. Autrement dit, ce qui communément s’oppose a partie liée. « On n’est pas là pour philosopher »  ? Voire. Bruno Dumont a mis moins de mystique dans ce film-là que dans les précédents. Mais la dialectique est omniprésente. La « bête humaine » y rejoint l’homme bestial. Et on rit jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Culture
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