Bien commun : gare aux leurres

Christophe Ramaux  • 16 octobre 2014 abonné·es

L’intérêt général existe-t-il ? Oui pour les libéraux : il est réductible aux jeux des intérêts particuliers. Non pour les marxistes [^2] : il masque l’intérêt des classes dominantes. Dans les deux cas, la société n’a pas de consistance propre, le tout est réductible au jeu des parties, individus, classes ou groupes sociaux. Or, si la lutte des classes existe, elle ne résume pas la totalité sociale. La société a une épaisseur propre. Autour de la Révolution française, c’est cette conception qui a donné lieu à l’affirmation de la notion d’intérêt général, en lieu et place de celle qui dominait jusqu’alors… celle de bien commun.

L’intérêt général exprime un intérêt propre de la collectivité qui transcende celui des individus ou groupes sociaux. Il n’est pas donné naturellement, il ne doit pas être confondu avec l’intérêt de tous [^3]. Son contenu, éminemment politique, peut varier, il n’en existe pas moins. Il est au fondement même du droit public. C’est en son nom qu’on a restreint le champ de la propriété privée, que l’État social (protection sociale et services publics en particulier) a pu se déployer. En démocratie, la loi lui donne son contenu précis, qui s’applique à tous. Ceux qui ne sont pas d’accord peuvent contester, mais ils ne font pas sécession. Ils l’acceptent finalement, font passer leurs convictions après leur appartenance à la société. C’est plutôt heureux. Entre le capital et l’État, il y a de l’espace pour d’autres formes d’organisation. La France a mis du temps à reconnaître l’économie sociale et solidaire (ESS) : coopératives, mutuelles puis associations ne furent légalisées qu’à partir de la fin du XIXe siècle. Cela s’est fait en reconnaissant l’existence d’un intérêt « commun » (ou « collectif ») des membres associés, distinct de l’intérêt individuel et de l’intérêt général. L’ESS (le tiers-secteur) est précieuse. Elle permet de concevoir des formes contractuelles non capitalistes. Peut-elle remplacer le public ? Certains, du côté des libertaires et de la gauche libérale, les uns et les autres se rejoignant dans leur détestation de l’État, l’ont prétendu. Avec ce problème : si on est libre d’adhérer à une association ou à une coopérative, on se doit, en revanche, de payer l’impôt, de respecter le droit du travail. À trop élargir son champ, on court le risque que le tiers-secteur serve d’antichambre aux pires dérives libérales. Le Parti conservateur britannique, par exemple, avec la Big Society, a proposé de remplacer des services publics par des activités décentralisées, avec appel au bénévolat, aux associations, aux entreprises sociales et finalement aux entreprises tout court.

La société doit respirer. Il y a de la place pour des « biens communs » gérés localement. Encore faut-il ne pas se méprendre. Le discours plaidant pour un passage « du public au commun », fût-il enrobé d’un verbiage radical, renforce le libéralisme. L’eau, l’éducation, la santé et plus encore l’écologie sont essentiellement des biens publics, car ils mettent en jeu l’intérêt général de la société. Certains volets méritent être délégués aux associations. Gare cependant à ne pas généraliser.

[^2]: Et certains sociologues « critiques ».

[^3]: L’idée que l’intérêt général est celui de tous est portée par les libéraux.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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