Brésil : Marina Silva, une écologiste aux portes du pouvoir

La présidentielle brésilienne est marquée par la popularité d’une candidate atypique issue d’une famille amazonienne pauvre. Prônant la rupture, elle peut empêcher la réélection de Dilma Rousseff.

Patrick Piro  • 2 octobre 2014 abonné·es
Brésil : Marina Silva, une écologiste aux portes du pouvoir
© Photo : Tiago Mazza Chiaravalloti/NurPhoto

Elle possède une chance réelle d’enlever la présidence le 26 octobre, et la perspective tient en haleine tout le Brésil, où le taux de participation au premier tour du scrutin, le 5 octobre, devrait battre des records. Une telle hypothèse n’existait même pas il y a un mois et demi. Depuis son irruption théâtrale dans la campagne, l’écologiste Marina Silva est installée à la deuxième place des sondages. Jusqu’à mi-septembre, ils la donnaient même gagnante au second tour face à la présidente sortante, Dilma Rousseff, jusqu’alors presque assurée de sa réélection.

Les commentateurs avouent leur fascination pour la pièce politique dont le pays a hérité par un coup du destin. Mi-août, Marina Silva était désignée dans l’urgence candidate du Parti socialiste du Brésil (PSB) pour prendre la relève d’Eduardo Campos, décédé le 13 août dans l’accident de son avion. Le chef de file du PSB, avec Marina Silva pour candidate à la vice-présidence, se prévalait de sondages encourageants avec son ambition de « changer la politique » au Brésil. Cependant, avec environ 10 % des intentions, il ne troublait pas le scénario classique de la présidentielle depuis deux décennies : l’affrontement final entre le Parti des travailleurs (PT, gauche), représenté par Dilma Rousseff, et le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB), évincé du Planalto depuis la victoire historique de Lula en 2002 et qui compte sur le populaire sénateur Aécio Neves. Mais, dès son irruption, la tornade Marina supplantait ce dernier dans les sondages, désormais relégué dix points derrière. Aux yeux des Brésiliens, c’est bien elle qui incarne le changement, mais aussi le rêve. Atypique, l’écologiste n’est pourtant pas un météore du ciel politique brésilien, qui en voit régulièrement passer lors de la présidentielle. En 2010, à la surprise générale, son charisme l’avait portée en troisième position avec près de 20 % des votes au premier tour. Quand elle monte à la tribune, petite et frêle, Marina Silva semble un instant dominée par la scène. Puis sa voix s’élève, dans des aigus un peu désagréables, et elle magnétise son auditoire. La lumière agresse ses yeux, qu’elle cligne régulièrement, le regard un peu divergent. Son corps donne parfois des signes de fatigue, mais elle se ressaisit et poursuit, portée par une ténacité qui force l’admiration, puisant à une spiritualité assumée.

Le 5 octobre, 141 millions d’électeurs (pour 203 millions de Brésiliens) sont conviés à élire le président de la République, les gouverneurs des 26 États et du district fédéral de Brasilía, les 513 députés fédéraux, les députés des États, ainsi qu’un tiers des 81 sénateurs fédéraux. Premier parti, le PT ne compte que quatre gouverneurs, contre sept au grand centre-droit mou du PMDB, parti de barons locaux. La chambre des députés, clé des alliances de gouvernement, pourrait afficher une certaine stabilité. Le PT n’y dispose que de 88 élus, ce qui lui impose des accords complexes, principalement avec le PMDB (71 députés), mais aussi des partis de droite plus durs. Le PSDB (44 députés), opposant traditionnel du PT, n’apparaît pas en mesure de bloquer un nouveau gouvernement PT si Dilma Rousseff est élue. Le nième scandale en date, la découverte d’un vaste réseau de corruption organisé au sein de la Petrobrás (le géant pétrolier national), ne semble pas handicaper la présidente sortante, qui reprend un peu d’avance (40 % des intentions) sur Marina Silva (PSB, 27 %) et Aécio Neves (PSDB, 18 %). Un second tour, le 26 octobre, semble donc promis aux électeurs brésiliens pour arbitrer l’étonnant affrontement Dilma-Marina, au coude à coude pour la victoire dans les enquêtes d’opinion. Si Marina Silva est élue, la délicate question d’une alliance de gouvernement autour du PSB (24 députés à ce jour) est totalement ouverte.

À 56 ans, son corps lutte périodiquement contre les réminiscences de plusieurs maladies chroniques, trois hépatites, cinq épisodes de malaria et une leishmaniose dont le traitement l’a contaminée aux métaux lourds. Les séquelles d’une enfance pauvre, passée au bord de l’eau dans un seringal de l’État d’Acre, l’une de ces exploitations artisanales d’hévéas de la forêt amazonienne. Métisse de descendants d’esclaves africains et de colons portugais, membre d’une fratrie de onze enfants, elle n’apprendra à lire et à écrire qu’à l’âge de 16 ans, prise en charge par des religieux de Rio Branco, capitale de l’État où son père l’envoie chercher des soins. Elle y suivra une formation en histoire puis en psychanalyse. Saisie dès l’adolescence par la militance syndicale et politique, Marina Silva contribue à implanter la très influente Centrale unique des travailleurs (CUT) dans l’Acre avec Chico Mendes, figure de la défense des droits des seringueiros, dont l’assassinat sur commande de grands propriétaires terriens locaux, en 1988, suscitera une indignation internationale. Cette même année, à l’âge de 30 ans, Marina Silva intègre le conseil municipal de Rio Branco, seule élue de gauche à siéger, sous l’étiquette du PT. Deux ans plus tard, elle entre à l’Assemblée législative de l’État, avant de décrocher, en 1994, un premier mandat au Sénat fédéral. Une trajectoire rectiligne qui conduira naturellement Lula à la choisir pour ministre de l’Environnement en 2003. Elle se distingue par ses engagements en faveur de la protection des forêts et de leurs habitants, notamment les populations indigènes, et pour la réduction des émissions de gaz à effet de serre du pays. Elle recevra plusieurs prix internationaux pour son action.

Son passage au gouvernement exacerbe les compromis idéologiques de Lula. Alors que le Brésil entend pousser les feux de sa croissance économique, Marina Silva doit plier sur des sujets clés tels que la libéralisation des OGM, la construction d’une troisième centrale nucléaire ou les licences pour la réalisation d’infrastructures en Amazonie (barrages hydroélectriques, routes…), poussées par une certaine Dilma Rousseff, alors ministre des Mines et de l’Énergie. En 2008, promue cheffe du gouvernement, cette dernière impose un Plan Amazonie durable (PAS) dominé par de grands projets industriels. Lâchée, Marina Silva claque la porte et rend sa carte du PT l’année suivante. « Certains se plaisent à réduire l’enjeu de la présidentielle à un duel inédit entre les filles spirituelles de Lula : c’est un contresens, affirme l’éditorialiste Eliane Brum. La culture de Marina est à l’opposé du productivisme cher à Dilma et à Lula. » L’ancienne seringuera, devenue l’une des personnalités politiques les plus fortes de son époque, chemine un temps au sein du Parti vert (PV), qu’elle quitte en 2011 : trop étroit pour ses ambitions. Après son excellent résultat à la présidentielle de 2010, elle veut donner corps à « ses rêves » et lance en 2013 le Réseau durable (Rede sustentável). Par une décision controversée, la justice électorale estimera insuffisant le nombre de soutiens collectés pour permettre son officialisation comme parti politique. Marina Silva, qui y voit la main d’un establishment dérangé par ses ambitions, propose une alliance électorale au PSB afin de participer à la présidentielle de 2014.

Dans la jungle politique, elle se voit petite jaguatirica, l’ocelot agile et efficace, se disant également «  sensible comme une colombe et rusée comme un serpent ». Sa fragilité physique est trompeuse : chantre de l’éthique politique, c’est une débatteuse saignante. De l’avis des commentateurs, elle a dominé la peu charismatique Dilma Rousseff lors du premier débat télévisé de la campagne, début septembre. Un temps stupéfaits, le PT et le PSDB ont depuis concentré leurs attaques sur leur principale adversaire de fait. Et les critiques ne manquent pas. Le manque de compétence ? Les partisans de Silva rétorquent que Lula n’avait jamais exercé de mandat exécutif avant la présidence. Son appartenance à l’Assemblée de Dieu ? Elle ne choque pas tant dans un Brésil où le protestantisme évangélique explose, mais génère des rejets catégoriques par les positions sociétales conservatrices qu’elle inspire à la candidate, personnellement opposée à la légalisation de la consommation de cannabis, à l’avortement (en dépit de ses combats pour les droits des femmes) et au mariage homosexuel.

Si la fibre sociale de Marina Silva n’est pas sujette à caution – elle a connu la faim et la misère –, son programme de développement durable, présenté comme l’ajustement des projets économiques aux contraintes environnementales, reste flou. Favorable à l’indépendance de la Banque centrale, Marina Silva attire même plus les classes aisées urbaines que Dilma Rousseff, ce que fustige un PT pourtant allié orthodoxe des puissances économiques du pays. Les réseaux sociaux dénoncent même la participation de l’écologiste à des conférences organisées par Avina, une fondation pro-développement durable créée en 1994 par Stephan Schmidheiny. Le milliardaire suisse a depuis été condamné en 2013 à 18 ans de prison en Italie pour un scandale de l’amiante qui a causé 3 000 décès.

«  Des attaques de circonstance… Marina n’est ni une capitaliste “verte” ni une libérale, elle est authentiquement de gauche et écologiste, soutenue par des personnalités radicales, acquise à la démocratie participative et entourée d’une équipe crédible », tempère André Abreu, ancien directeur de la Fondation France Libertés, qui l’a accompagnée lors de la présidentielle de 2010 et votera pourtant… « Dilma », rebuté par le conservatisme sociétal de « Marina ». Personnalité complexe et parfois énigmatique, cette dernière séduit pourtant chez les jeunes et au sein de la mouvance qui a dénoncé l’an dernier dans les rues la panne d’ambition sociale des successeurs de Lula. « Nous vivons le choc d ’un gouvernement médiocre contre un rêve imprécis », énonce l’éditorialiste Antonio Navalón [^2]. Marina Silva : la candidate post-Lula d’un Brésil qui veut croire en l’utopie pour changer la société.

[^2]: http://brasil.elpais.com, 24-09-2014

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