Enfant d’immigrés, cette position intenable…

Des analyses du sociologue Abdelmalek Sayad sur le rôle de l’école face à l’immigration.

Olivier Doubre  • 2 octobre 2014 abonné·es

Disparu en 1998 à l’âge de 65 ans, Abdelmalek Sayad demeure l’un des plus fins sociologues du phénomène migratoire en France. C’est Pierre Bourdieu qui, alors assistant à la faculté d’Alger durant les dernières années de la guerre d’indépendance, entraîna ce jeune instituteur kabyle vers la sociologie, jusqu’à en faire son assistant à l’EHESS.

Sayad a profondément marqué sa discipline et formé le concept de « double absence », titre éponyme de son maître ouvrage [^2], où émigration et immigration sont considérées comme les « recto et verso de la même feuille ». Car « l’émigré/immigré » se trouve à souffrir de l’absence de son pays d’origine, tout en étant absent dans son pays de résidence, du fait de l’exclusion. À partir de sa critique de l’injonction que recouvre le terme « intégration » et du « discours performatif » sur les « générations immigrées [^3] », Abdelmalek Sayad a aussi consacré une grande part de son travail à la question plus spécifique des enfants de l’immigration, en particulier leur place dans l’école française. Il a multiplié enquêtes et interventions, notamment auprès d’organismes de formation des enseignants, à partir du milieu des années 1970, lorsque la politique de regroupement familial a entraîné l’arrivée massive de ces jeunes dans une institution scolaire qui va alors développer des dispositifs ad hoc et des pédagogies dites « culturalistes ».

Ce sont une dizaine de ces essais critiques, écrits entre 1977 et 1997, qu’ont exhumés des archives Sayad les chercheurs Benoît Falaize et Smaïn Laacher. Particulièrement intéressants sont ceux rédigés au milieu des années 1980. Rare sociologue à travailler sur ce sujet à l’époque, Sayad accepte de rejoindre fin 1984 une commission créée par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement, chargée d’une réflexion sur « l’immigration à l’école de la République », et dirigée par Jacques Berque, spécialiste du monde arabo-musulman.

Dans la foulée de la première percée électorale du Front national (à Dreux), on assiste alors à une « hypermédiatisation de la question immigrée, [qui] tend à cristalliser sur les enfants dits “issus de l’immigration” des tensions qui rejaillissent sur les débats concernant l’école ». Le sociologue va s’attacher à montrer combien leur position y est « intenable ». « Ni étrangers culturellement », « ni nationalement », ils sont de « “mauvais produits” sans doute de la société française, aux yeux de certains, mais produits quand même de cette société ». On ne sait en fait, souligne-t-il, « ce qu’il faut attendre d’eux ». Sayad démissionnera de la commission Berque, lui reprochant de désocialiser le « problème », en remplaçant des questions sociales par des questions ethniques. Une analyse, on le voit, qui n’a pas pris une ride.

[^2]: La Double Absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré , préface de Pierre Bourdieu [1999], Points-Seuil.

[^3]: Voir notamment l’Immigration ou les paradoxes de l’altérité. Les enfants illégitimes (vol. 2), Raisons d’agir, 2006.

Idées
Temps de lecture : 3 minutes