Hervé Gourdel : Un assassinat qui soulève de nombreuses questions

Après la mort du Français Hervé Gourdel, la politique algérienne s’invite dans l’enquête. Le pouvoir est soupçonné de laisser les islamistes agir à leur guise en Kabylie pour discréditer le mouvement berbère.

Jean Sébastien Mora  • 9 octobre 2014 abonné·es
Hervé Gourdel : Un assassinat qui soulève de nombreuses questions
© Photo : FAMILY HANDOUT / AFP

Que révèle la mort d’Hervé Gourdel, l’otage français décapité le 24 septembre en Algérie ? Au-delà du discours officiel du régime algérien, une série de faits objectifs interpelle les spécialistes, la population kabyle et les témoins de premier plan de la décennie noire, cette guerre civile qui opposa Alger à divers groupes islamistes à partir de 1991. Dix jours après la mort du guide de haute montagne, les opérations de ratissage n’ont toujours pas permis de retrouver le corps d’Hervé Gourdel, ni ses assassins, se revendiquant du groupe Jund Al-Khalifa (soldats du califat), lié à l’État islamique (IE). Environ 2 000 militaires algériens et membres des troupes d’élite de l’antiterrorisme, aidés par 500 fusiliers marins et des chiens, ont pourtant été mobilisés dans le massif du Djurdjura, en Kabylie. « Je sais qu’ils ne retrouveront pas les terroristes », affirme Habib Souaïdia, ancien officier des forces spéciales algérienne, auteur en 2001 de la Sale Guerre  [^2], où il accuse l’armée d’être derrière des massacres de civils. « J’ai procédé à l’arrestation de nombreux terroristes maquisards. Les personnes qui apparaissent dans la vidéo n’ont pas du tout le profil de clandestins marchant plusieurs jours dans les montagnes », poursuit-il.

En Algérie, jusqu’ici, les islamistes n’apparaissaient jamais masqués. Comme Souaïdia, nombreux sont les habitants de Tikjda à avoir été étonnés par la vidéo où l’on voit Hervé Gourdel à genoux devant ses ravisseurs, la peau très blanche des terroristes en tenue afghane et le surpoids de l’un d’eux : « À la fin de l’été, en Kabylie, nous sommes tous très bruns, brûlés par le soleil. Ces terroristes sont des urbains », fait remarquer Aghiles, un trentenaire de la région. Le journal arabophone Al-Adath a présenté une version plus détaillée des faits : c’est aux alentours de 19 h 30, le 21 septembre, au niveau de deux faux barrages dressés par les islamistes à la sortie du village d’Ait Ouabane, qu’Hervé Gourdel et son groupe d’amis ont été capturés. Ils revenaient à Tikjda, leur lieu d’hébergement. Jusqu’ici, la zone était considérée comme bien plus sûre que le nord de la Kabylie et Tizi Ouzou. La semaine précédente, des membres du conseil d’administration de Danone (dont plusieurs Européens) avaient même été hébergés au Centre national des sports et loisirs [^3]. « Il n’y a pratiquement jamais eu de faux barrages dans ce secteur. La capture d’Hervé Gourdel, survenue le lendemain de son arrivée, ne doit rien au hasard. Il y a forcément eu des complicités parmi ses proches, à l’aéroport et pourquoi pas au sein des services de l’État », témoigne Sofiane, un quadragénaire d’Ait Ouabane. Enfin, si Alger affirme que le groupuscule islamiste est dirigé par un dissident d’Aqmi, Abdelmalek Gouri [^4], l’accent arabophone du locuteur de la vidéo de l’exécution signe clairement son origine non kabyle, probablement de l’est de l’Algérie. « Ce commando était bien renseigné. Il est arrivé une quinzaine de jours avant, s’est installé, a commis l’enlèvement et est reparti vers l’est, affirme Habib Souaïdia. De deux choses l’une : soit cette armée est incompétente, soit “on” la promène, au sens littéral du terme. »

L’enquête a été confiée à une juridiction d’Alger spécialisée dans les affaires de terrorisme. À Paris, une information judiciaire a également été ouverte. Auditionnés deux jours par un juge d’instruction du tribunal de Bouira, les cinq accompagnateurs algériens d’Hervé Gourdel ont tous été relâchés, mettant fin aux spéculations sur leur éventuelle complicité. Le jour de l’enlèvement, le journal El Watan s’interrogeait déjà sur l’étonnante capacité de nuisance d’organisations terroristes en Kabylie, où, « idéologiquement, le terrain leur est pourtant hostile ». Ce type de questionnement est récurrent depuis la décennie noire, quand l’armée algérienne a été suspectée de laisser volontairement des zones « hors contrôle ». À partir de 1997, la marginalisation diplomatique d’Alger s’était aggravée à la suite de massacres de civils dont l’origine, selon certaines sources, était très douteuse [^5]. La politique de « réconciliation », marque de fabrique du régime d’Abdelaziz Bouteflika, interroge aujourd’hui les Algériens sur l’amnistie de terroristes notoires, qui, depuis, ont fait fortune dans le commerce. Pour beaucoup, le régime continue d’agiter la menace islamiste pour se maintenir en place et rester un partenaire au niveau international dans la lutte contre le terrorisme. En effet, cinquante ans après l’indépendance, la politique de redistribution de la rente pétrolière étouffe la production nationale, nuit à l’emploi et génère une corruption chronique. Face aux agitations populaires qui ont touché tout le monde arabe après la révolution tunisienne, le pouvoir algérien est pourtant parvenu à se maintenir. « Sa longévité pourrait s’expliquer par son habileté à tirer profit de certaines tendances, tout en tentant de les maîtriser, analyse Mehdi Lazar [^6], de l’université Panthéon-Sorbonne. En apparence équilibré, le régime algérien souffre d’un manque de légitimité qui explique pourquoi il a besoin de s’appuyer sur les islamistes. » Ainsi, au-delà de l’aspect militaire, la menace islamiste a permis de verrouiller le champ politique : la loi sur les partis, adoptée le 6 décembre 2011 par l’Assemblée nationale, visait officiellement à empêcher le retour électoral du Front islamique du salut (FIS), dissous en 1992.

Par ailleurs, comme l’affirme l’artiste et militant kabyle en exil à Paris Ferhat Mehenni [^7], bien des éléments laissent penser que le régime algérien, à partir de 2001, a instrumentalisé la question islamiste pour délégitimer le mouvement souverainiste kabyle. Accusé de vouloir porter atteinte à l’unité du pays, le « printemps berbère » de 1980 avait été violemment réprimé. Les revendications ont cependant été plus vives par la suite, notamment après l’assassinat du chanteur Matoub Lounes en 1998 puis les émeutes qui ont secoué la Kabylie en 2001, faisant d’avril à juin plus d’une centaine de morts. Rejetant la « défense intransigeante des valeurs arabo-musulmanes comme fondement essentiel de l’unité nationale », les habitants de Kabylie sont toujours restés fermés à l’intégrisme islamiste. Or, le président Bouteflika est arrivé au pouvoir avec l’intention affichée de détruire les mouvements berbères. « Alger a offert les conditions d’implantation d’un terrorisme islamiste exogène juste pour salir l’image de la Kabylie », analyse Kamira Nait Sid, représentante du Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie (MAK). À partir de 2002, les forces de l’ordre se sont en effet retirées de la région : depuis, selon les chiffres officiels, la région est devenue le repère d’Aqmi, et près de 80 personnes y ont été enlevées.Les Kabyles dénoncent régulièrement « la légèreté » avec laquelle les forces de sécurité agissent lorsque des terroristes leur sont signalés. Et contrairement à une idée tenace, dans ces montagnes bien plus basses que les Pyrénées, on a construit depuis 1962 des dizaines de routes et beaucoup déboisé : elles ne constituent plus ce bastion imprenable de la guerre d’indépendance. Plus prudent, Kader Abderrahim, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), s’interroge sur la responsabilité du pouvoir algérien, mais considère que celui-ci a péché avant tout « par incompétence ». À la recherche d’une médiatisation et d’influence, la Jund Al-Khalifa aurait juste profité de la situation. Son champ d’action demeure en effet très limité : le leader islamiste Bel Mokhtar, alias « le Borgne », est resté fidèle à Aqmi.

Une chose est certaine : en Algérie, depuis la guerre d’indépendance, « la source du pouvoir reste l’armée, qui exerce une tutelle sur les institutions de l’État », rappelle le sociologue Lahouari Addi, enseignant à Sciences Po-Lyon. Or, une lutte d’influence se déroule actuellement au sein du régime algérien, opposant l’état-major de l’armée aux chefs de la Direction du renseignement et de la sécurité (DRS). En janvier 2013, en réaction au fiasco de l’intervention de l’armée dans la prise d’otages d’In Amenas, où 37 otages et 29 terroristes ont trouvé la mort, plusieurs généraux ont été mis prématurément à la retraite. Depuis, un scandale implique la puissante compagnie algérienne des hydrocarbures Sonatrach et l’ancien ministre de l’Énergie, Chakib Khelil, aujourd’hui en fuite et sous le coup d’un mandat d’arrêt international. Une accusation qui laisse deviner un nouvel épisode des rivalités au sein du pouvoir. Selon l’historien Benjamin Stora, « la hiérarchie militaire, qui constitue la colonne vertébrale du système, est toujours incarnée par le général Mohamed Lamine Mediène, alias Toufik [^8]   », inamovible depuis 1992 et le coup d’État mené contre le président Chadli Bendjedid. Or, le 6 février, un de ses proches, le général Abdelkader Aït-Ourabi, dit « Hacène », haut gradé de la DRS, a été radié et déféré devant la justice. Derrière l’écran de fumée des déclarations, la procédure a été apparentée à une reprise en main du clan présidentiel de Bouteflika, alors qu’en parallèle une lutte intestine pour la présidence du FLN secouait le parti. « Il y a une guerre interne au sein du système algérien. Chacun place ses pions. On nomme ainsi, pour traquer les terroristes, des personnes incompétentes comme le général-major Boustila, commandant de la Gendarmerie nationale, qui n’a pas de connaissance en matière de recherche de maquisards », poursuit Habib Souaïdia pour expliquer les tentatives infructueuses pour retrouver les ravisseurs d’Hervé Gourdel. Beaucoup d’éléments qui incitent à penser que le Français a pu être la victime indirecte de la stratégie du pourrissement que le pouvoir algérien mène depuis de nombreuses années en Kabylie.

[^2]: La Découverte 2001.

[^3]: « L’Algérie pourchasse les terroristes », le Figaro, 26 septembre.

[^4]: Plus connu sous le nom de Khaled Abu Selmane.

[^5]: Voir Qui a tué à Bentalha ? Nesroulah Yous, La Découverte, 2000.

[^6]: Auteur avec Sidi-Mohammed Nehad de l’Algérie aujourd’hui, Michalon.

[^7]: « La Kabylie est une terre de résistance à l’islamisme », le Monde, 1er octobre.

[^8]: « Les vrais problèmes absents de la présidentielle », Politis, 17 avril 2014.

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