« Le Paradis », d’Alain Cavalier : Très chair cinéma

Avec le Paradis , Alain Cavalier témoigne d’une grande liberté formelle et facétieuse pour mettre en scène la beauté divine de notre monde terrestre.

Christophe Kantcheff  • 8 octobre 2014
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« Le Paradis », d’Alain Cavalier : Très chair cinéma
© **Le Paradis** , Alain Cavalier, 1 h 10. Photo : DR

«Il sépara le ciel de la terre », dit en off Alain Cavalier. À l’écran, c’est exactement ce qui se passe. Au moyen d’effets spéciaux sophistiqués ? Qu’on en juge : le cinéaste joue avec le reflet d’une fenêtre qui s’ouvre en pivotant horizontalement. Le ciel se sépare de la terre dans un mouvement d’élévation. Son nouveau film, le Paradis, est truffé d’inventions formelles de cette sorte. Ici, il se souvient des trucages des débuts du cinéma. Là, il se sert de figurines ou de jouets – un robot rouge, une oie en plastique… – pour incarner quelques-uns de ses personnages. Avec sa petite caméra, Alain Cavalier est devenu depuis plusieurs années le cinéaste le plus inventif et le plus libre, à l’égal d’un Jean-Luc Godard, mais dans un genre très différent. Pater, il y a trois ans, était un objet cinématographique sidérant, mêlant un documentaire sur Vincent Lindon et une fiction entre un président de la République et son premier ministre challenger. Le Paradis renoue dans sa forme avec ses films autobiographiques, tels le Filmeur (2004) ou Irène (2009), mais s’en écarte dans ce qu’il évoque – ce qu’il évoque davantage que ce qu’il raconte, même si le Paradis n’est pas dénué de récit, mais celui-ci est construit par associations, fragments, résonances.

On parlera d’œuvre poétique à propos du Paradis, et on n’aura pas tort. Une poésie rien moins que naïve ou lyrique, se situant plutôt du côté d’un Ponge et de l’Arte povera, porteuse d’une modernité jamais ricanante ni démonstrative, unissant l’humour et l’émerveillement dans le même geste, la même phrase. Alain Cavalier est un manipulateur du réel – ce qui est l’apanage des grands cinéastes comme des grands peintres. Il ne s’en cache pas. À la fin du film, surgit une anamorphose où le cinéaste apparaît avec ses petits personnages. Tout est déformé mais « tout est bien », dit le cinéaste. C’est le paradis selon Cavalier. Son film a un pouvoir performatif. Un pouvoir de transformation à volonté. « Il sépara le ciel de la terre », et le ciel se sépare de la terre. Un pouvoir divin. Par exemple, le film commence sur l’image d’un petit paon qui peine à suivre sa mère. Le petit paon est retrouvé mort au bas d’un arbre. Alain Cavalier va créer le culte du petit paon. Avec un jeune homme, il lui construit une stèle de poche au moyen d’une pierre et de clous rouillés. Ils la fixent là où gisait le corps du « petit chéri », dans « le frais cresson bleu ». Les clous sont recouverts de peinture dorée. La beauté divine, c’est-à-dire le paradis, se tient là où se trouve ce tombeau fragile. Mais, entre-temps, on aura souri de la tentative du cinéaste de dissoudre la rouille des clous dans une cannette de Coca-Cola. Une rumeur prétend que c’est possible. « Conneries, tout ça »

Car le Paradis est aussi une entreprise de désacralisation. L’humour, très présent, y contribue. Alain Cavalier se saisit des grands mythes, les déconstruit, les entrecroise. À côté du « petit paon », l’infiniment grand. Il reprend ainsi l’Ulysse d’Homère, incarné par le robot rouge. Ulysse préfère à l’immortalité que lui propose Calypso le retour chez lui. Encore faut-il qu’il s’échappe. Athéna, qui a pris la forme d’une chouette, s’en charge : « Mon nom est Athéna, dit la statuette, je suis la fille du patron des dieux, Zeus. Il m’a envoyé pour délivrer ce crétin des griffes somptueuses de Calypso » – avec toujours Alain Cavalier en off, qui prête sa voix reconnaissable, un peu hésitante, faussement timide et vraiment rieuse, à tous ses personnages… Autre grand mythe : le Christ et sa résurrection. Le film susurre une histoire où le fils de Dieu ne serait pas tout à fait mort sur la croix, on l’aurait descendu trop tôt. Comme personne ne s’est aperçu de rien, sauf Jean, qui marche dans la combine, le Christ a fait celui qui ressuscitait. « J’ai rencontré quelques copains sur la route. Et je leur ai dit que j’étais là. Ils ont cru à quelque chose de merveilleux et de fantastique. »

Attention, tout de même, de ne pas se faire avoir par la facétie du cinéaste. Elle n’exclut pas l’engagement de son geste ni l’affirmation d’une vision du monde. Par exemple, Alain Cavalier ne dissocie jamais le spirituel du matériel. Même si l’effet est comique, il filme un rollmops à l’égal d’une hostie, parce que ces deux choses le renvoient à une expérience d’illumination intérieure : l’hostie, quand un prêtre lui en a déposé une sur la langue pour la première fois à 7 ans, le rollmops, quand, un jour où il n’avait rien mangé depuis vingt-quatre heures, il en a pris un au Monoprix. Chez Cavalier, le miracle de l’incarnation est une fête terrestre de la chair en même temps qu’un prodige de cinéma. Il filme une jeune fille en plans fixes et serrés, dont la beauté tient avant tout à la vibrante présence de son visage et de son regard, et à la touchante délicatesse de ses expressions, jeune madone d’ici et maintenant, ultra-contemporaine. Autre merveille, le cinéaste donne à voir, sur une musique voluptueuse de Lester Young, une scène de sexe et d’amour d’une sensualité et d’une audace époustouflantes… entre le robot et l’oie ! Alain Cavalier, avec sa complice Françoise Widhoff, a constitué son paradis, qu’il offre en partage. Il évoque la chance d’avoir traversé « deux mini-dépressions de bonheur » depuis l’enfance. Le cinéaste attend la troisième. Une « dépression de bonheur ». Jolie expression tout en riche paradoxe. Avec le Paradis, effet garanti !

Cinéma
Temps de lecture : 5 minutes
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