« On n’a rien fait pour trouver un vaccin contre Ebola »

L’épidémiologiste Antoine Flahault fait le point sur la propagation du virus et dénonce les failles de la prise en charge internationale. Il faut renforcer l’OMS et mobiliser l’industrie pharmaceutique.

Ingrid Merckx  • 30 octobre 2014 abonné·es
« On n’a rien fait pour trouver un vaccin contre Ebola »
© **Antoine Flahault** dirige l’Institut de santé globale à l’université de Genève et le Centre Virchow-Villermé de santé publique à Paris-Descartes. Photo : AFP PHOTO / STEPHANE DE SAKUTIN

Mondialisation, déforestation, réchauffement climatique, croissance démographique… Autant de facteurs qui contribuent à la multiplication des épidémies depuis cinquante ans. Si la mortalité par maladie infectieuse continue de décroître, des affections émergentes ne cessent d’apparaître. Face à ce paradoxe, quelle anticipation internationale des risques épidémiques ? Quelle assistance aux pays du Sud où émergent ces maladies quand les industriels du médicament sont au Nord ? Et quelle mobilisation de cette industrie face à des maladies qui ne représentent pas un marché mais une menace potentielle ? Alors que l’inquiétude liée à la propagation du virus Ebola s’étend, l’épidémiologiste Antoine Flahault livre son analyse.

Que pensez-vous de la propagation d’Ebola ?

Antoine Flahault : La plupart des experts en maladies infectieuses émergentes ont longtemps pensé qu’Ebola, apparu en 1976, puis en 2013 dans les forêts guinéennes pour s’étendre au Liberia et à la Sierra Leone, serait plutôt facile à circonscrire. Si les récentes prévisions des Centers for Desease Control and Prevention des États-Unis, évoquant 1,4 million de cas en janvier 2015, se vérifient, on se sera lourdement trompé. Mais toutes les épidémies connaissent un démarrage exponentiel qui peut conduire à des prévisions farfelues. Le niveau de l’épidémie à la fin octobre 2014 (autour de 10 000 cas, dont probablement 7 000 décès attendus) ne correspond pas à des épidémies de taille considérable. La grippe H1N1, en 2009, a tué près de 600 000 personnes, et le paludisme tue entre 600 000 et 1,2 million de personnes par an. Cependant, les conséquences sociopolitiques et économiques de l’épidémie actuelle d’Ebola sont probablement très supérieures à celles du paludisme, de la tuberculose et du VIH, endémiques dans les trois premiers pays concernés. Les structures sanitaires, sociales et politiques s’effondrent, la confiance envers les autorités est détruite, des réactions de panique se répandent. L’impact de cette maladie est peut-être disproportionné par rapport à son épidémiologie, mais il est crucial de croiser tous les points de vue. En outre, lors du démarrage des épidémies précédentes – Creutzfeldt-Jakob, chikungunya, Sras, grippe –, on s’est trompé dans les prédictions. On ignore donc comment celle-ci peut évoluer.

Le Nigeria a réussi à interrompre l’épidémie. Son modèle d’intervention est-il exportable ?

En France, le risque Ebola est très faible. Jusqu’à présent, il n’y a eu qu’un cas avéré de patient infecté par ce virus : une infirmière de Médecins sans frontières, aujourd’hui sortie de l’hôpital. Mais, depuis l’été, tous les services de santé sont sur le pont, quand les autorités ont réalisé que l’épidémie prenait de l’ampleur en Afrique de l’Ouest.

Plusieurs centres de référence ont été désignés, notamment les hôpitaux Bichat, à Paris, et Bégin, à Saint-Mandé. Ce sont eux qui seront chargés d’accueillir les patients atteints d’Ebola. Ils seront pris en charge dans le cadre d’une procédure adaptée et soignés avec des antiviraux qui montrent une certaine efficacité. Reste qu’il n’existe, pour l’heure, aucun traitement spécifique à ce virus.

En France, le processus anti-Ebola consiste en priorité à informer puis à former les soignants susceptibles de diagnostiquer un cas. Et à rassurer : « Ebola se transmet par contact avec des liquides biologiques de la personne infectée, pas par voies respiratoires », rappelle Pascal Astagneau, qui dirige le Centre de coordination de la lutte contre les infections nosocomiales, à Paris. Le vent d’angoisse est largement disproportionné par rapport au risque réel. « Nous appliquons le principe de précaution maximum, ajoute ce médecin. Il a le mérite de permettre de vérifier le bon fonctionnement de nos circuits d’urgence. » L’important aujourd’hui, insiste-t-il, c’est de venir en aide aux pays touchés. À l’instar de certains de ses collègues, il se prépare à partir. « Ces pays sont dévastés. L’aide humanitaire est présente sur place. Il n’est pas admissible de laisser l’épidémie se développer. »

Numéro vert Ebola : 0800 13 00 00.

Avec la mondialisation, les gens se déplacent très rapidement, vivent dans des grandes villes et dans des conditions sociales et sanitaires parfois très précaires. Les mises en quarantaine de villages de zones rurales reculées d’Afrique centrale, comme ce fut le cas lors des premières épidémies d’Ebola, ne sont plus possibles dans des capitales qui se sont développées autour d’immenses bidonvilles. Et la situation n’est pas comparable entre Lagos, au Nigeria (20 millions d’habitants), et Monrovia, au Liberia (1 million). À Monrovia, la population a connu des années de guerre civile et a perdu toute confiance en ses autorités, y compris en matière de santé. Tandis qu’à Lagos, quand quelques cas d’Ebola sont apparus, l’ensemble de la communauté a organisé une prise en charge immédiate, adaptée et efficace, puisqu’il a été possible d’endiguer l’épidémie à vingt cas. Mais ce pays dispose de revenus pétroliers quand le Liberia est l’un des plus pauvres de la planète.

Comment comprendre que les épidémies se soient mondialisées mais pas leur prise en charge ?

Se pose aujourd’hui un problème de leadership international en matière de santé. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a su montrer une très grande efficacité pour la gestion du Sras, de la grippe aviaire (2003) et de la pandémie H1N1 (2009). Pour Ebola, son leadership s’est effondré, de l’aveu même de ses dirigeants. Lorsqu’afflue une aide humanitaire confuse, parfois dans un climat de concurrence entre les États donateurs, il est capital qu’il y ait un chef d’orchestre respecté. En prenant des décisions depuis New York, l’ONU n’a pas su renforcer le rôle de l’OMS dans cette crise. On paie aujourd’hui des décennies d’affaiblissement volontaire de l’OMS par ses États membres, qui, tels les États-Unis, premier contributeur, brandissent année après année la menace de réductions budgétaires.

Associated Press a révélé les éléments d’un rapport de l’OMS détaillant ses failles face à Ebola. Cette organisation est-elle fiable ?

Ce rapport est assez dévastateur. Mais on cherche davantage aujourd’hui à couper des têtes – comme celle de Margaret Chan, directrice générale de l’OMS – qu’à construire un leadership en santé globale. Soit une approche non strictement médicale mais intégrant l’agriculture, l’économie, l’anthropologie, la sociologie, le droit, etc. L’OMS doit repenser sa gouvernance et non s’en tenir à la présence des ministres de la Santé des États membres. Concernant Ebola, avec une vision intersectorielle, elle aurait pu tirer le signal d’alarme plus tôt. Il faut aussi la doter davantage. Son budget de 4 milliards de dollars est comparable à celui d’un gros hôpital européen, la moitié de celui de l’AP-HP. C’est trop peu compte tenu de ses missions.

La défiance vis-à-vis de l’OMS est-elle partagée ?

Elle semble d’abord le fait de pays nantis. Les pays à faibles revenus ou à revenus moyens lui conservent un grand respect. L’OMS a éradiqué la variole et quasiment la poliomyélite, et elle a remporté de grands succès en matière de santé de la mère et de l’enfant ou de lutte contre le diabète. En outre, elle fait preuve d’une certaine indépendance et d’une relative neutralité. Elle a l’avantage de ne pas être sous la houlette d’un milliardaire ou des anciennes puissances coloniales. Un pays de faible poids économique compte autant par son vote que le plus riche. Certes, les lobbies de santé et les laboratoires peuvent chercher à peser sur ses décisions, d’autant que son faible budget la contraint à chercher des financements qui peuvent l’entraîner vers des conflits d’intérêts. Mais, malgré les polémiques à ce sujet, elle apparaît plutôt claire vis-à-vis de ces questions.

Comment se fait-il que Médecins sans frontières soit la seule organisation réellement capable d’intervenir sur le terrain avec l’armée ?

MSF était déjà présente en Afrique de l’Ouest du fait de dispositifs de lutte contre le sida et le paludisme. Elle a en effet les moyens et la compétence pour intervenir, mais il y a d’autres organisations sur place, comme la Croix-Rouge. Le défi aujourd’hui est la coordination des acteurs. Ils doivent être crédibles pour les populations, indépendants et néanmoins placés sous une autorité mondiale. Concernant Ebola, la priorité est de couper les chaînes de transmission. Ce pourquoi l’armée peut être amenée à intervenir. Dans ce cas, il vaudrait mieux que les forces soient du type Casques bleus (ou blancs) sous pilotage mondial. Mais cela n’a jamais été vraiment pensé en matière de santé.

MSF manque de bénévoles pour lutter contre Ebola. Est-ce inédit ?

Ebola n’est pas une maladie très fortement contagieuse puisque son taux de reproduction (nombre de personnes que contamine un malade en moyenne) est inférieur à deux. Mais le taux de mortalité d’une personne infectée oscille entre 50 et 90 %. Cette menace mortelle rend l’engagement des bénévoles très dangereux. Pour mémoire, le virus de la grippe tue une personne sur 1 000. La grippe espagnole, en 1918, tuait une personne sur 100. Ebola est terrifiant. Le personnel de santé est probablement celui qui paie l’un des plus lourds tributs à cette crise.

Vous étiez la semaine dernière à Berlin pour un sommet mondial sur la santé. Que s’y est-il dit à propos d’Ebola ?

Ce fut l’occasion de dénoncer un scandale : on connaît le virus Ebola depuis près de quarante ans, on le sait contagieux et hautement pathogène, et on n’a rien fait pour tenter de trouver un traitement ou un vaccin. On peut reprocher à la communauté internationale de ne pas s’être mobilisée pour financer des recherches. C’est le cas pour beaucoup de maladies négligées, orphelines, tropicales, souvent redoutables, mais qui n’intéressent pas le marché, donc les labos pharmaceutiques, et pour lesquelles il n’y a pas de prise de conscience collective. Si les industriels ne veulent pas s’y attaquer, il faut le faire à partir de fonds publics. Si on disposait d’un vaccin, l’angoisse ne serait pas la même. Cette défaillance générale a des conséquences tragiques. C’est pourquoi il nous faut une OMS forte, capable de mobiliser des fonds pour prévenir les risques. Il est grand temps que l’on recense la liste des menaces qui pèsent sur l’humanité et que l’on agisse contre ces grenades dégoupillées qui nous explosent à la figure, comme Ebola en Afrique de l’Ouest.

Comment conduire les laboratoires à travailler sur les maladies rares ?

Le modèle privé dépend du marché. Pas de marché, pas de traitement. Mais on a mis au point des modèles économiques incitatifs intelligents. Pour les médicaments orphelins par exemple, destinés à traiter les maladies rares des pays développés, les labos peuvent obtenir des extensions de brevets sur un de leurs blockbusters (contre le cholestérol par exemple). Le modèle économique du médicament nécessite des laboratoires très riches. Il faut mobiliser l’industrie pour répondre à des urgences de santé publique.

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