Patrick Modiano, maître du temps et de l’élégance

Dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier , le prix Nobel 2014 raconte à nouveau comment le passé déborde dans le présent. Plongeant le lecteur dans un doux ensorcellement.

Christophe Kantcheff  • 16 octobre 2014
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Patrick Modiano, maître du temps et de l’élégance
© **Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier** , Patrick Modiano, Gallimard, 146 p., 16,90 euros. Photo : Marc Piasecki/Getty Images

À en croire un certain nombre de critiques ou de lecteurs, et Patrick Modiano lui-même, qui a fini par reprendre l’idée à son compte mais en la précisant, celui-ci n’aurait jamais fait qu’écrire toujours le même livre. Ce qui, soit dit en passant, aurait facilité la tâche des jurés Nobel, qui lui ont décerné leur prix le 9 octobre… Ne serait-ce que d’un point de vue formel, cela n’est pas juste : son premier roman, par exemple, la Place de l’Étoile (1968), a une dimension farcesque absente ailleurs chez lui ; ou, dans le superbe Dora Bruder (1997), la subjectivité du narrateur est grande, mais pratiquement aucun élément de sa biographie n’y entre, ce qui n’est pas le cas dans plusieurs autres de ses œuvres.

Surtout, l’idée du livre incessamment le même focalise sur une dimension obsessionnelle – obsession qui tourne autour de l’Occupation et des années qui ont suivi. Celle-ci serait le ressort essentiel du geste littéraire de Patrick Modiano. Or, son univers romanesque se fonde aussi bien sur un sentiment prégnant, récurrent – celui d’avoir déjà vécu des situations présentes –, autrement dit sur la confusion des temps, des époques. Dans le roman que Patrick Modiano vient de publier, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, cette tendance à l’indifférenciation est expressément signifiée : « Le présent et le passé se confondent, et cela semble naturel puisqu’ils n’étaient séparés que par une paroi de cellophane. » Le narrateur, qui est lui-même romancier, ajoute : « Il suffisait d’une piqûre d’insecte pour crever la cellophane. » Aussi, le caractère peu contemporain des romans de Patrick Modiano ne vient pas du fait qu’ils ne sont guère surchargés d’objets de notre modernité high tech. Dans Pour que tu ne te perdes pas…, il n’est fait référence à un téléphone portable qu’à deux discrètes occasions. Tandis que le narrateur, Daragane, explique que les moteurs de recherche sur les ordinateurs ne lui ont jamais permis de retrouver quoi que ce soit sur les personnes qui l’intéressent. En revanche, cette pénétration du présent par le passé, ce lien incessant avec ce qui n’est plus, s’oppose à notre époque où la durée est segmentée d’instants présents aussi intenses qu’éphémères. Ce débordement du passé donne même une coloration fantastique à l’œuvre de Modiano, dont témoignent des mots qu’il utilise fréquemment – « fantômes », « silhouettes »… – mais aussi certaines apparitions, favorisées par la superposition des temporalités. Dans Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, la « piqûre d’insecte », selon l’expression modianesque, est un coup de fil, comme souvent, que reçoit Daragane de la part d’un homme qui lui demande de l’aider à élucider un fait divers ancien. Ce personnage a pour fonction de mettre en branle la mémoire, de raviver des souvenirs particuliers chez le narrateur. Mais, comme sa motivation demeure mystérieuse, il représente aussi une menace confuse, comme s’il y avait, au terme de l’immersion que Daragane va effectuer dans ce passé, un danger. Ce qui est le cas, en effet. Mais pas de ces dangers qu’on rencontre dans les polars. Celui-ci touche davantage à l’intime.

Comme beaucoup d’autres romans qui l’ont précédé, Pour que tu ne perdes pas dans le quartier opère son doux ensorcellement. Orfèvre en limpidité, Patrick Modiano est un magicien qui fait glisser les époques les unes sur les autres, insère un flash-back dans un flash-back, et finit par abandonner tout récit du présent – même si c’est toujours à partir du présent du narrateur que l’histoire est racontée. Celle-ci se resserre autour d’une femme, Annie Astrand, qui, au début des années 1950, a été arrêtée à la frontière alors qu’elle s’apprêtait à passer en Italie. Elle était accompagnée d’un jeune garçon. Leur mystère est dévoilé peu à peu, au terme d’un cheminement intérieur inexorable et douloureux, mais toujours dénué de pathos. Faut-il préciser que le prix Nobel 2014 de littérature est un écrivain d’une rare élégance ?

Littérature
Temps de lecture : 4 minutes
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