Esclavage : l’heure des réparations

Louis Sala-Molins retrace le parcours de deux moines abolitionnistes du XVIIe siècle. L’occasion de revenir sur un débat essentiel.

Pauline Guedj  • 6 novembre 2014 abonné·es
Esclavage : l’heure des réparations
© **Esclavage réparation** , Louis Sala-Molins, Lignes, 120 p., 16 euros. Photo : The Art Archive / Culver Pictures / AFP

En 2012, le Conseil représentatif des associations noires (Cran) publiait dans le Monde un « Appel pour un débat national sur les réparations liées à l’esclavage ». Le manifeste invitait la France à intervenir dans un contexte international où des organisations tentent de planifier et de chiffrer les réparations. Le Cran suggérait de s’inspirer de dispositions prises à l’étranger, comme en Californie, où les entreprises travaillant avec l’État doivent révéler si elles ont bénéficié de l’esclavage par le passé. À cette époque, plusieurs associations ont été reçues à Matignon, qui se disait « très ouvert » au débat. L’année suivante, une déclaration expéditive de François Hollande mettait pourtant fin aux espoirs : « Impossible réparation, s’était exclamé le Président, citant Aimé Césaire, le seul choix possible, le plus digne, est celui de la mémoire. »

Parmi les signataires de l’appel du Cran, se trouvait le philosophe Louis Sala-Molins. Professeur émérite à la Sorbonne, élève de Jankélévitch, il s’était déjà fait remarquer par ses prises de position sur l’esclavage et sa mise en mémoire. Depuis les années 1980, ses écrits s’étaient développés dans deux directions principales : d’un côté, une critique virulente de la philosophie des Lumières, le rapprochant des efforts de déconstruction des études postcoloniales ; de l’autre, une lutte pour l’inclusion de l’esclavage dans le récit national français. En 1987, Louis Sala-Molins avait publié une édition commentée du Code noir, textes de lois régissant le traitement des esclaves dans l’empire colonial français. Dans cet ouvrage, il démontrait comment le discours de la philosophie des Lumières s’était construit dans son ambiguïté face à l’institution servile. Pour Sala-Molins, les grands penseurs du génie français, Diderot, Rousseau, Voltaire, Montesquieu, se seraient en réalité appuyés sur l’esclavage pour élaborer leur définition des droits de l’homme. L’homme libre avait besoin d’un autre dégénéré pour affirmer son accomplissement. Cet autre fut l’esclave. Presque quinze ans après cette prise de position pour laquelle il fut vivement critiqué, Louis Sala-Molins poursuivit ses réflexions sur l’esclavage en leur donnant une dimension proprement politique.

En 2000, lors des débats autour de la Loi Taubira reconnaissant l’esclavage comme un crime contre l’humanité, il appelait, dans une lettre publiée par l’Humanité, à réintégrer dans la loi l’article 4 modifié par les députés. Cet article comptait « instaurer un comité de personnalités qualifiées chargé de déterminer le préjudice subi et d’examiner les conditions de la réparation due au titre de ce crime   ». La lettre de Sala-Molins clamait l’inutilité du devoir de mémoire s’il n’est accompagné de dispositifs financiers. Elle regrettait le manque de courage des élus, qu’elle plaçait sur les traces d’un autre philosophe, père de la Nation, Tocqueville, qui s’était exclamé en 1848 : «   Si les nègres ont droit à devenir libres, il est incontestable que les colons ont droit à n’être pas ruinés par la liberté des nègres. » Esclavage réparation est une nouvelle étape dans ce combat. Dans ce texte, plutôt que de justifier la cause des réparations ou d’en imaginer les modalités, Louis Sala-Molins examine la revendication à la lueur de l’histoire. Ce faisant, il s’attaque à l’un des principaux arguments invoqués par ceux qui se soustraient à tout positionnement moral sur l’esclavage : l’anachronisme. « Quelle folie d’imaginer que les anciens aient pu fermement condamner l’esclavage et, pire encore, envisager des réparations alors que l’institution servile était à leur époque perçue comme la norme ! » Erreur, répond Sala-Molins. Chaque époque a ses rebelles, «  des grands ou des petits, des éminents ou des sans-grade qui s’égosillent en criant leur vérité contre l’opinion régnante  ». Le XVIIe siècle a connu au moins deux militants pour les réparations, et Louis Sala-Molins se propose de dresser leur portrait.

Ces hommes sont deux capucins. Le Français Épiphane de Moirans, né dans le Jura en 1644, sollicite une mission à Cayenne. Pendant son périple, il constate les «   actes criminels d’injustice, de cruauté et d’impiété perpétrés sur les esclaves   ». Il prône la libération immédiate des Noirs, ce qui lui vaut d’être enfermé dans un couvent à La Havane. C’est là qu’il rencontre son compagnon de lutte, l’Espagnol Francisco José de Jaca, qui est accusé d’avoir provoqué des émeutes en clamant que « posséder des esclaves est contraire au droit   ». Les deux moines rédigent chacun un ouvrage et portent leurs revendications à la cour d’Espagne et au pape. À travers les écrits des deux hommes, Louis Sala-Molins montre comment ceux-ci s’en prennent au statut légal de l’esclavage, qu’ils dénoncent aussi bien en vertu de la loi divine que des droits de l’homme. Ils élaborent également des plans pour l’émancipation et revendiquent la nécessité absolue des réparations pour que justice soit faite : «   Il n’est pas seulement juridiquement obligatoire de restituer aux Noirs leur liberté, écrit de Jaca, il est obligatoire aussi de les dédommager de tous les dams qu’ils ont supportés. » Et de Moirans d’ajouter : « On s’est enrichi en traitant injustement les Noirs soumis à l’esclavage contre le droit naturel, il est évident qu’il faut restituer tout ce dont on s’est enrichi à leurs dépens. »

On le voit, les réparations étaient déjà bonnes à penser au XVIIe siècle. Pas d’anachronisme, donc, lorsqu’on reproche aux philosophes des Lumières de n’avoir point voulu, quelques décennies plus tard, considérer cette cause. Toutefois, si les réparations furent revendiquées par les deux moines, elles furent également rejetées par les autorités politiques et religieuses. Dans l’ouvrage, Louis Sala-Molins amorce son portrait des capucins par la fin : le rejet lapidaire de leurs propositions par Rome. À l’époque, la question des réparations a donc été étouffée. Pour Sala-Molins, c’est toujours le cas aujourd’hui. Pionniers, les moines étaient trop modernes pour leur temps ; anachroniques, les défenseurs actuels des réparations ne seraient pas réalistes. C’était trop tôt hier, c’est aujourd’hui trop tard. Composé principalement de citations des textes des capucins, le livre de Louis Sala-Molins aurait certainement gagné en puissance s’il avait produit des analyses davantage approfondies et des mises en contexte plus précises. Toutefois, force est de constater qu’il est porteur d’un message essentiel. Le débat sur les réparations a bel et bien une profondeur historique. Il s’est forgé dans une histoire parallèle, rebelle, insoumise, qu’on a trop souvent tue et que l’histoire officielle a passée sous silence. Si le débat sur les réparations doit avoir lieu aujourd’hui, c’est aussi pour laisser enfin cette histoire s’exprimer.

Idées
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