Barbie, l’impossible femme parfaite

Retour sur le destin de la poupée la plus célèbre du monde. Tant haïe qu’adorée.

Lena Bjurström  • 18 décembre 2014 abonné·es
Barbie, l’impossible femme    parfaite
© Photo : GUAY / AFP

Elle ravit les fillettes et agace les féministes. Mais celles-ci peuvent bien râler : toutes les trois secondes, une Barbie est vendue dans le monde, selon l’entreprise Mattel, qui la commercialise. Cinquante-cinq ans et des milliards de dollars dans le porte-monnaie, la poupée américaine n’affiche, ces dernières années, qu’une petite ride de contrariété : le Danois Lego a détrôné Mattel comme leader mondial du marché du jouet. Et de nouvelles poupées plus « branchées » tentent de lui ravir sa place dans le coffre à jouets (voir encadré). Démodée, Barbie ? Certes concurrencée, elle garde pour elle le privilège des années.

Au commencement était Lilli, une héroïne de papier dans la revue allemande Bild Zeitung. Cheveux blonds, poitrine proéminente et regard faussement modeste, ce mélange de l’archétype aryen et de la pin-up américaine remporte un tel succès auprès de la gent masculine que son créateur, Reinhard Beuthin, propose en 1956 à la firme Hausser Elastolin d’en faire une poupée pour adultes. Un fantasme de 30 cm que les messieurs s’offrent entre eux. Trop dévergondée pour les enfants, Lilli remporte toutefois rapidement un grand succès auprès d’eux. Elle n’est pas un poupon dont on s’occupe, mais une femme adulte. Pour la première fois, une poupée n’est pas rattachée au jeu de la maternité : Lilli est une révolution à elle toute seule dans le monde des jouets. Ce que va comprendre en un regard l’Américaine Ruth Handler, qui la découvre dans une vitrine de Lucerne (Suisse), où elle passe ses vacances avec son mari, propriétaire de l’entreprise Mattel. Lilli traverse l’Atlantique, change légèrement de forme, fait ses adieux à ses origines allemandes et devient Barbie, d’après le prénom (Barbara) de la fille du couple Handler. Présentée à la foire du jouet de New York en 1959, elle rencontre immédiatement un grand succès : 351 000 exemplaires sont vendus au cours de cette seule année.

Barbie est-elle ringarde ? Barbie partira-t-elle un jour à la retraite ? En 2009, elle représentait 20 % du chiffre d’affaires de Mattel, contre 30 % dix ans plus tôt. Si la célèbre poupée reste une référence du monde du jouet, elle doit faire face aujourd’hui à une concurrence de plus en plus féroce de poupées plus jeunes et plus tendance. Les Bratz, jeunes femmes ultra-minces et branchées, ou les Monster High, adolescentes dont les jambes anorexiques et les minijupes feraient frémir les grands-mères, remportent un succès grandissant. « Ces poupées ne sont pas “mignonnes”, elles sont davantage dans le défi et se veulent moins consensuelles que Barbie, analyse la sociologue Mona Zegai. Mais, par leur corps très mince et leur hypersexualisation, elles véhiculent elles aussi des clichés. » Reste Lammily, la poupée aux proportions normales commercialisée depuis le mois dernier par l’artiste Nickolay Lamm. Lammily a les mensurations moyennes d’une Américaine de 19 ans. Ni rond ni mince, son corps articulé lui offre de multiples possibilités et s’accorde à l’image réaliste d’un corps féminin. Pour Mona Zegai, « le concept est très intéressant, il pourrait être décliné. Elle pourrait être plus ronde, plus petite… La pluralité de modèles offre le choix de l’identification. » Et ne sacralise pas un idéal absolu de la féminité. Barbie présidente ! À plusieurs reprises, Barbie s’est présentée comme candidate à l’élection présidentielle des États-Unis. Car, oui, Barbie s’est découvert une conscience politique. En 1990, lors du Barbie Summit à New York, elle prônait, outre la très consensuelle paix dans le monde, la « protection des arbres », ce qui lui a valu les critiques de l’association des bûcherons de l’Oregon. Barbie, l’écolo de service : l’idée ferait sourire si la production des emballages de la poupée n’avait pas occasionné la destruction d’une partie de la forêt indonésienne par un sous-traitant de Mattel, dénoncé par une campagne de Greenpeace en 2011. Par ailleurs, si Barbie prône la « paix mondiale », elle n’a décidément que faire de l’équité sociale. Chaque année, l’association Peuples solidaires dénonce les conditions de travail des ouvriers chez les sous-traitants chinois de Mattel.
De son ancêtre Lilli, Barbie garde les cheveux blonds, la forte poitrine et le regard baissé. Au fur et à mesure des années, sa panoplie d’accessoires, vendue à part, s’étoffe. Tenues des villes ou des champs, pour le ski ou la plage, la garde-robe de Barbie est un fantasme de fashion victim et une mine d’or pour Mattel. La petite bourgeoise est multipropriétaire : acquisition de diverses voitures (de luxe) et de maisons de campagne, auxquelles il faut ajouter six chevaux, trois chiens et une paire de chats. Elle hérite également d’un fiancé fadasse (Ken), de deux cousines, d’une petite sœur et d’un groupe d’amies d’origines ethniques diverses, tentative de Mattel pour séduire les communautés afro-américaine, asiatique et latino. Barbie n’est plus une simple poupée, mais un univers, une « réalité » miniaturisée… « Chez Mattel, on exauce tous ses désirs, souligne Nicoletta Bazzano, auteure de la Femme parfaite : histoire de Barbie  [^2], de sorte que Barbie devienne le symbole de l’Occident repu et ne cesse jamais d’accumuler, sans déroger d’aucune façon aux incontournables lois du marché au nom d’autres valeurs. » Barbie ou l’incarnation d’un certain rêve américain. Dans les années 1970, la poupée chic n’est plus tellement à la page. Certains médias s’indignent de l’idéal physique ainsi imposé aux petites filles. D’autres s’inquiètent que son corps sexuellement mature ne leur donne des fantasmes trop précoces. Sans compter les féministes qui critiquent cette image de la femme frivole et consommatrice. La classe moyenne intellectuelle se pince le nez ? L’entreprise Mattel s’en moque, tout occupée à adapter Barbie au nouveau marché porteur des classes populaires jusque-là réticentes à dépenser pour cette luxueuse poupée : son regard se redresse, son sourire s’agrandit, sa garde-robe se modernise, plus détendue, moins haute couture, et surtout son prix baisse.

Dans le même temps, Barbie se professionnalise. Au cours des années, elle a exercé près de 150 métiers, des clichés féminins – infirmière, monitrice d’aérobic, vétérinaire, danseuse… – aux professions supposément plus « masculines » – officier dans l’armée, policière, diplomate, astronaute, pilote d’avions, politicienne. Féministe, Barbie ? En bon produit commercial, elle s’attacherait plutôt à suivre l’air du temps. D’où son amie noire, Christie, née en 1967, en plein combat pour les droits civiques. Ou sa récente embauche comme ingénieure informaticienne. Seul hic : dans le petit livre relatant ses aventures professionnelles (vendu séparément), elle avoue ne maîtriser que le design, se reposant sur ses deux collègues masculins pour coder le site Internet. Barbie, trop stupide pour transférer des fichiers sur son ordinateur… L’affaire a sérieusement agacé des femmes ingénieures, qui, après un buzz sur la toile, ont poussé Mattel à faire des excuses publiques. Malgré ses multiples casquettes, Barbie n’est pas parvenue pour autant à incarner la femme libérée. « Les Barbies “émancipées” font certes beaucoup de bruit dans les médias, remarque Mona Zegai, sociologue spécialiste de l’impact des questions de genre sur les jouets. Mais, dans les faits, ce ne sont pas celles qui sont le plus commercialisées. Quand on se promène dans un magasin de jouets, on y voit avant tout des Barbie princesse ou superstar. » De même que les Barbie indiennes, coréennes, irlandaises, nigériennes, brésiliennes, mexicaines ou russes inventées dans les années 1980 par Mattel ne feront jamais d’ombre à la blonde d’origine, qui reste la plus présente de par le monde, diffusant mine de rien l’idéal occidental de la femme blanche, mince et capitaliste.

Un idéal toujours plus controversé. Dans les années 1990-2000, des pédopsychiatres s’inquiètent de l’influence du corps irréaliste de Barbie sur les petites filles. En 2006, une étude de l’université du Sussex conclut que le jeu avec une poupée trop mince « peut endommager l’image corporelle des petites filles, ce qui augmenterait le risque de troubles alimentaires ». Trop mince, mais aussi très peu articulée, à l’inverse des miniatures pour garçons, Barbie est limitée par son corps. Les critiques pleuvent contre ce jouet qui, tant par son physique que par ses activités, réduirait l’imaginaire des possibles chez les filles. « Mesurer l’impact exact de Barbie sur les enfants est difficile, mais il y en a un », affirme Mona Zegai. Un slogan de Mattel des années 1960 ne rappelait-il pas que les jouets « façonnent le caractère »  ? « Les enfants n’ont pas qu’un seul jouet, une seule expérience, relativise toutefois Mona Zegai. Ces expériences peuvent contrer l’influence de Barbie ou bien la conforter. Malheureusement, l’image de la femme véhiculée par Barbie se retrouve un peu partout, à la télévision, dans la publicité… » Après avoir été adulée, Barbie serait-elle devenue le bouc émissaire de notre société ?

[^2]: La Femme parfaite : histoire de Barbie , Nicoletta Bazzano, trad. Danièle et Patrick Faugeras, éd. Naïve, 2009.

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