Henry Thoreau : Écologiste avant la lettre

Le journal d’Henry Thoreau paraît en France. Un naturaliste, poète et libertaire en avance sur son temps.

Claude-Marie Vadrot  • 11 décembre 2014 abonné·es
Henry Thoreau : Écologiste avant la lettre
© **Henry D. Thoreau. Journal** , traduction de Brice Matthieussent, éd. Le Mot et le Reste, 650 p., 28 euros. Photo : The Art Archive / F&A Archive

Au cœur du XIXe siècle, alors que les naturalistes conservateurs français s’enferment encore dans la nomenclature des espèces sans s’interroger sur les relations entre la politique, la société et la protection de la nature, un Américain mène une profonde réflexion sur son environnement naturel. Henry David Thoreau, né en 1817 dans le Massachusetts et mort en 1862, discerne déjà toutes les interrogations liées à un concept qui ne sera nommé « écologie » qu’une quinzaine d’années après sa disparition. Un mot inventé par le naturaliste allemand Ernst Haeckel, libre-penseur partageant avec Thoreau une saine méfiance envers les explications données par la religion sur le monde et la nature. Dans son journal de 7 000 pages, dont de larges extraits sont pour la première fois publiés en France, le naturaliste américain écrit dès les années 1840 : «   Le voyageur laisse son chien attaquer les marmottes, mais lui-même ne s’arrête pas, tant l’homme a peu progressé depuis l’état sauvage. Bientôt il reviendra sauver la Nature et le législateur promulguera peut-être des lois pour sa protection.   » Une prophétie précédant d’une vingtaine d’années la création du premier parc naturel américain, Yosemite, en 1864. Alors qu’il faudra attendre 1963 pour que les deux premiers parcs nationaux français soient créés, la loi sur la protection de la nature ne voyant le jour qu’en 1976.

Libertaire, militant de l’abolition de l’esclavage, avocat de la protection des Indiens, objecteur de conscience et désobéissant civil, refusant de payer ses impôts pour protester contre la guerre menée par son pays au Mexique, Thoreau a passé son existence à réfléchir et à écrire sur les rapports entre l’homme, la nature et l’agriculture. Non pas en ermite, comme on l’a trop souvent raconté, mais en scientifique autodidacte qui voulait explorer les rapports unissant ou opposant l’espèce humaine à son environnement. C’est son livre publié en 1854, Walden ou la vie dans les bois, récit de ses deux années passées au plus près de la nature dans une cabane forestière, près de Concord, sa ville natale, qui lui a forgé cette image d’homme des bois. Thoreau a voyagé à travers le Nord des États-Unis, New York, Boston et dans le Sud du Canada, mais il vécut principalement à Concord. Après des études à Harvard, où il provoqua un premier scandale en ponctuant la remise de son diplôme par un discours sur « l’esprit commercial des temps modernes », il devint instituteur, avant de démissionner car il refusait d’appliquer des châtiments corporels à ses élèves. Le début d’une existence au cours de laquelle il fut précepteur, poète, écrivain, conférencier et auteur fécond. Pour vivre, il fut aussi géomètre-arpenteur, puis aida sa famille à gérer une petite manufacture fabricant les crayons à mine de graphite avec lesquels il rédigeait quotidiennement son journal de naturaliste et de philosophe. Dans ce journal, Henry David Thoreau a noté ses observations sur les espèces végétales et animales, sur les activités agricoles, livrant aussi ses sentiments sur l’esclavage ou le sort des Indiens, mêlant ses réflexions sur la société américaine dans laquelle il évoluait. Écrivant ainsi, plus d’un siècle avant les écologistes français : « Nous vivons trop vite et grossièrement, tout comme nous mangeons trop vite, sans connaître l’authentique saveur de nos aliments. »

Déjà contempteur de la société de consommation, il note après l’acquisition de jumelles pour observer les animaux :  « Je n’achète les choses qu’après les avoir longuement désirées. » Fustigeant les citadins, ignorants de la nature et « craignant d’attraper toutes sortes de maladies quand ils se promènent dans la forêt », il évoque « les imbéciles qui achètent un billet de loterie ». Découvrant une variété de gentiane qu’il ne connaissait pas, il inscrit dans son journal : « Tant de fleurs naissent pour s’épanouir sans être vues par l’homme. Je rends visite à des fleurs comme je rends visite à mes voisins. » Humaniste, Thoreau participa activement à la lutte contre l’esclavage, n’hésitant pas à aider ceux qui fuyaient vers le Canada. Il ne ménageait ni les esclavagistes, ni les politiciens, ni la religion : «   Sans la mort et l’enterrement, je crois que l’institution de l’Église sombrerait.  […] L’homme qui croit à un autre monde et non à celui-ci me dégoûte du christianisme. » Comme il détestait les élus, il leur réservait de nombreuses flèches, dont cette dernière résume bien sa pensée : « Le plus vieux, le plus sage des politiciens se transforme en chapardeur. Il prend l’habitude de congédier le Bien, le Mal et la morale au profit du droit de la politique, il se suicide à petit feu. » Henry David Thoreau mérite d’être lu et relu attentivement car, à chaque page, il parle de nous et du XXIe siècle, même quand il raconte la vie d’un voisin ou les mœurs d’un écureuil volant.

Idées
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