« Moins de jouets pour plus de jeu ! »

Comment le jeu construit-il le « je » ? Anne-Sophie Casal détaille les étapes du développement de l’enfant à travers sa façon de jouer. Et insiste sur la qualité des objets proposés plutôt que sur leur quantité.

Pauline Graulle  • 18 décembre 2014 abonné·es
« Moins de jouets pour plus de jeu ! »
Anne-Sophie Casal est psychologue du développement et responsable du secteur petite enfance à FM2J.
© Sydney Bourne / Image Source / AFP

Une école dédiée au jeu et aux jouets : unique en France, le Centre national de formation aux métiers du jeu et du jouet (FM2J) est installé depuis 2012 au Ludopole de Lyon. Un espace de 1 600 m² qui accueille aussi une ludothèque, un bar à jeux et un centre de loisirs. Dédié à la formation de tous les acteurs travaillant avec le jeu et le jouet (professionnels du jeu, de la petite enfance, de l’animation, du handicap…), le centre mène également des programmes de recherche, par exemple sur le jeu à visée thérapeutique pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer. Anne-Sophie Casal explique comment le jeu aide à construire le « je ».

Tous les enfants jouent-ils ?

Anne-Sophie Casal : L’activité ludique est indispensable au développement cognitif, moteur et social de l’enfant. Si un enfant ne joue pas, c’est mauvais signe. Il y a plusieurs étapes obligatoires de développement par le jeu. Dès leur vie intra-utérine, certains fœtus jouent avec le cordon ombilical. Le nourrisson s’amuse d’abord avec son propre corps – ses mains, ses pieds… Vers 3 ou 4 mois, le bébé commence à interagir avec des objets, comme le hochet. Vers 8-9 mois, il joue au « coucou-caché », qui lui permet d’acquérir la notion de permanence de l’objet, c’est-à-dire de construire des images mentales des choses ou des personnes qui ne sont plus dans son champ perceptif. Autre référence, le « jeu de la bobine », décrit par Freud, qui consiste pour l’enfant à faire disparaître une bobine de manière répétitive pour mieux la ramener à lui : il expérimente ainsi la gravité universelle et symbolise l’absence-présence de la mère. Vers 18 mois, l’enfant passe à des jeux symboliques. Il commence à « faire semblant » : en donnant le biberon à son poupon, il reproduit le pouvoir de l’adulte de donner à manger. Par la suite, l’enfant va se décentrer peu à peu et confier ce jeu de rôle à des poupées ou à des figurines : il s’agit du jeu de mise en scène. En effet, à partir de 4 ans, il commence à raconter des histoires avec ses Playmobil ou à partir de matériel miniaturisé.

Pourquoi l’enfant a-t-il besoin de jouer ?

Il y a deux choses qui font évoluer la pensée : la maturation biophysiologique (par exemple, le développement du cerveau) et l’expérience par le jeu. C’est dire si c’est important ! Les psychanalystes estiment que jouer permet d’abord à l’enfant de se détacher psychiquement de sa mère. Cette activité lui offre en tout cas la possibilité de distinguer le monde de lui-même et de construire sa conscience de soi. Le jeu est un moyen de découvrir un monde inconnu, non sur le registre de la crainte, mais sur celui du plaisir. Pour un enfant, le fait de savoir que quand il remue le bras, le hochet fait du bruit, autrement dit, que les mêmes gestes conduisent aux mêmes effets, est jubilatoire.

Peut-on penser que plus le spectre des jouets est large, plus l’enfant s’éveille au monde ?

Je dis toujours qu’il faut moins de jouets pour plus de jeu. L’important n’est pas la quantité, c’est la qualité et la diversité des objets proposés. Les premiers jouets doivent stimuler tous les sens, permettre à l’enfant de découvrir des chaînes de causalité et être des supports de motricité. À partir de 18 mois, les poupons et les dînettes favorisent l’imitation autour du quotidien. Mais ce n’est pas parce qu’un enfant grandit qu’on ne peut pas lui proposer ses anciens jouets ! C’est aussi valorisant pour lui de constater qu’il y joue désormais sans difficulté.

Faut-il restreindre l’utilisation de certains jouets ? Par exemple des armes en plastique ?

Spontanément, les enfants jouent à tout. On l’observe empiriquement en crèche ou dans les ludothèques : garçons et filles jouent indifféremment à la poupée, à la dînette ou au pistolet. C’est nous qui projetons nos représentations sur la répartition des jouets en fonction des sexes – il est d’ailleurs plus mal vu qu’un garçon joue à la Barbie qu’une fille aux petites voitures, car c’est l’activité féminine en général qui est dévalorisée dans la société. Quand un petit garçon joue à la dînette, il ne s’identifie pas à sa mère, mais à l’adulte en général. De même, lorsqu’il joue avec un faux pistolet, cela ne veut pas dire qu’il va devenir violent : il s’en sert comme d’un exutoire à une forme de violence à laquelle il a peut-être assisté pendant sa journée. L’enfant rejoue une scène qu’il a observée, mais, d’un autre point de vue, c’est cela qui lui permet de mieux la comprendre. Ainsi, quand les enfants jouent à la maîtresse, celle-ci est toujours très sévère : c’est une manière de comprendre l’autorité et de s’y soumettre. Il faut donc se garder d’interpréter le jeu avec nos yeux d’adultes. Si l’enfant préfère jouer au lion qu’au chat, ce n’est pas parce que c’est un tortionnaire en puissance, c’est parce qu’il aime s’identifier à des figures de pouvoir ! Le jeu doit être libre, mais pas sans règles : on gagne ou on perd – d’ailleurs, rien ne sert de faire gagner tout le temps un enfant, sinon, il va devenir mauvais joueur ! Et on passe tant de temps devant les jeux vidéo… Le cadre doit évidemment être défini au préalable entre parents et enfants.

Jouer, est-ce aussi une activité pour adultes ?

Dans notre société, le jeu est l’affaire de l’enfant. C’est d’ailleurs pour se « grandir » que les adolescents se détachent de leurs jouets. Mais, en réalité, la culture ludique est très différente d’un adulte à l’autre. Dans certaines familles, on joue à la belote, aux échecs ; dans d’autres, on ne joue jamais. Aujourd’hui, on constate qu’il y a un phénomène « geek » du jeu. Beaucoup de passionnés viennent jouer dans les bars à jeux ou dans les ludothèques, qui sont apparues à Los Angeles dans les années 1930, et à la fin des années 1960 en France – la première a été créée à Dijon. Dans certaines entreprises, comme Google, les salariés sont incités à jouer car cela les rend plus productifs. Le jeu est un plaisir, il permet d’oublier sa journée, de nouer du lien social… Bref, il a de nombreuses vertus.

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