Vincent de Gaulejac : « La compétitivité produit de l’exclusion »

Le sociologue Vincent de Gaulejac constate une amplification de la précarité en France. Et déplore une panne de volonté politique comme de lutte collective pour y remédier.

Pauline Graulle  • 4 décembre 2014 abonné·es
Vincent de Gaulejac : « La compétitivité produit de l’exclusion »
© **Vincent de Gaulejac** est professeur émérite à l’université Paris-Diderot, président du Réseau international de sociologie clinique. Photo : AFP PHOTO / PHILIPPE HUGUEN

À l’occasion de la réédition de la Lutte des places, ouvrage de référence sur l’exclusion sociale, Vincent de Gaulejac décrit ici une société où le risque de tomber dans la pauvreté s’accentue pour un nombre croissant de personnes et où les trajectoires en dent de scie se banalisent. Paradoxalement, selon lui, les institutions chargées de la réinsertion des personnes deviennent elles-mêmes productrices d’exclusion.

Pourquoi avoir publié une réactualisation de la Lutte des places, cet ouvrage collectif écrit en 1994 ?

Vincent de Gaulejac : D’abord, parce que nous nous sommes rendu compte que nos analyses sur l’augmentation de l’exclusion, de la désinsertion sociale et de la précarité avaient été confirmées par les faits. Ensuite, parce que nous constatons à regret une régression de l’attention à ces processus : il y a vingt ans, la volonté politique existait de répondre à ces problématiques (d’où la création du RMI) ; aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Enfin, parce que le terme de « lutte des places » parle à de plus en plus de monde.

Avec un chômage qui dépasse les 10 % et la précarisation de l’emploi, nous sommes en effet presque tous concernés…

Il y a vingt ans, notre étude portait surtout sur ceux qui n’ont pas de place et qui luttent pour essayer d’en avoir une : les exclus ou les chômeurs de longue durée, ceux qui se retrouvent dans un processus de désaffiliation sociale du fait de leur isolement. Aujourd’hui, cette lutte des places concerne tous ceux qui ont une place et qui se sentent menacés. Soit parce qu’ils vivent dans une précarité réelle, soit parce qu’ils se sentent vulnérables. En vingt ans, les discours sur la compétitivité se sont considérablement renforcés, et avec eux ce sentiment qu’il faut être du côté de l’excellence pour ne pas tomber dans l’exclusion. Si les classes sociales existent toujours, la « lutte des classes », en tant qu’investissement dans des solidarités collectives pour changer la société, est en train de disparaître. Pourquoi ? Parce que les individus sont désormais plus préoccupés par leur place dans l’ordre social, que de changer l’ordre social des places.

D’où des conflits sociaux de plus en plus rares ?

À quoi reconnaît-on bon livre de sociologie ? Il ne se démode pas. C’est le cas avec la Lutte des places qui, vingt ans après sa première parution, garde – hélas – toute son acuité. Écrit à plusieurs mains [^2], il décrit une société tiraillée entre la recherche infinie de la performance et son corollaire : le développement à vitesse grand V de l’exclusion. La France de la production industrielle, à faible mobilité sociale, s’est transformée en « une société éclatée, produisant une déstructuration rapide des identités et des supports de socialisation ». Dans ce monde où le chômage et le déclassement guettent tout le monde, ou presque, « la lutte des places » s’est généralisée. Il s’agit non d’« une lutte entre des personnes ou entre des classes sociales », précisent les auteurs, mais « d’une lutte d’individus isolés contre la société pour retrouver une ‘‘place’’ ». C’est-à-dire une existence sociale. Loin de s’en tenir à ce triste constat, l’ouvrage s’attarde sur des parcours individuels, et s’interroge : qu’est-ce qui fait résistance chez certains individus et pas chez d’autres ? Comment s’appuyer sur ces résistances individuelles pour aider d’autres exclus à lutter contre l’humiliation et la stigmatisation ? Pour les aider, au fond, à redevenir les sujets de leur propre histoire.

[^2]: Les sociologues Vincent de Gaulejac, Frédéric Blondel et Isabel Taboada-Léoneti.

En réalité, il y a un déplacement de la conflictualité du niveau social au niveau psychique. Ce qui est renvoyé aux chômeurs ou aux salariés, c’est qu’ils sont responsables parce qu’ils ne sont pas assez diplômés, pas assez combatifs, qu’ils n’ont pas fait le bon projet de retour à l’emploi. Dans le travail, les outils de management par objectif font intérioriser aux travailleurs le fait que leur « placardisation » est due à leurs faibles performances, et non la conséquence de la « lean production » – du dégraissage –, qui consiste à faire plus avec moins. Cette politique structurelle est vécue au niveau individuel comme une exacerbation de la lutte des places : si c’est moi qui suis exclu, c’est parce que je suis nul, et non parce que la structure même du système est excluante.

Vous formulez une critique très profonde des institutions de prise en charge de la précarité.

Le «  new public management  » mis en œuvre dans ces institutions est contradictoire avec leurs finalités. Il y a une réflexion à mener – politique, institutionnelle, professionnelle et psychosociologique – sur le fait, par exemple, que Pôle emploi contribue à casser les chômeurs plutôt qu’il ne les accompagne pour affronter leur difficile situation. En fait, Pôle emploi rend les chômeurs responsables de ses propres carences institutionnelles ! Il faudrait imaginer des institutions où les aidants commencent par offrir un café plutôt qu’un stylo pour remplir un dossier. C’est ce que souhaitent les usagers et les personnels. Mais on en est loin, parce que les hommes politiques, au lieu de s’appuyer sur les institutions pour faire société, les détruisent pour répondre aux oukases des marchés financiers et réduire la dette publique. Ils se retrouvent à gérer, comme des comptables, les deniers de l’État.

Comment s’en sortir ?

Beaucoup de gens renoncent à la lutte des places et s’inventent des nouvelles façons de vivre ou de consommer (la sobriété heureuse, la simplicité volontaire, etc.). Ces invisibles des statistiques sont les héros obscurs de l’historicité. Ils ne veulent plus se laisser entraîner dans la course à la performance ou à la recherche d’emploi. D’autres initiatives existent, comme le Manifeste convivialiste, signé par 60 intellectuels dans plusieurs pays, qui réclame un monde où l’on fait société plutôt qu’un monde obsédé par la croissance. Citons aussi les derniers mouvements sociaux en date, comme les Indignés, les parapluies de Hong-Kong, le Printemps érable, etc. Leur manière de lutter prouve qu’on peut inventer autre chose en matière de politique, de démocratie, d’économie.

Mais les politiques actuelles demeurent obsédées par la croissance et la compétitivité…

Il y a un décalage de plus en plus grand entre ce que propose le discours politique et ce que la majorité des citoyens vivent dans la société réelle. Le discours sur la compétitivité mène droit dans le mur. Pourquoi ? Le retour à la croissance ne conduit pas à réduire le chômage. Au contraire, la compétitivité, dans sa conception même de « faire plus avec moins », produit de l’exclusion. On améliore la productivité en supprimant des emplois. Ensuite, on nous répète tous les jours que c’est la solution, alors que c’est cela qui crée le problème.

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