Le cirque tombe les masques

Les jongleurs Jérôme Thomas et Martin Palisse mettent en piste les élèves de la 26e promotion du Cnac.

Anaïs Heluin  • 29 janvier 2015 abonné·es
Le cirque tombe les masques
Over the Cloud , au Parc de la Villette jusqu’au 22 février. www.lavillette.com.
© Christophe Raynaud de Lage

Le spectacle Over the Cloud, dit avec le langage du cirque la nécessité de penser l’histoire de cet art encore jeune et de le réinscrire dans la société. Jérôme Thomas en est convaincu, le cirque doit sortir la tête des nuages. Il doit penser sa propre histoire pour s’en faire l’acteur, sans quoi «   il va s’enliser dans la répétition des formes existantes et se vider de son sens ». Autrement dit, le « nouveau cirque », né dans les années 1970, doit laisser place à d’autres expériences. Tel est le message que le jongleur a voulu faire passer aux élèves de la 26e promotion du Centre national des arts du cirque (Cnac). Il a mis en piste leur spectacle de fin d’année avec Martin Palisse, lui aussi jongleur et directeur du Sirque – Pôle national des arts du cirque de Nexon, en Limousin.

Cet appel à l’évolution est d’autant plus fort que Jérôme Thomas fut lui-même un acteur majeur du « nouveau cirque ». Grand réinventeur de l’art du jonglage, il a participé avec des compagnies comme le Cirque Plume et le collectif Archaos à la transformation des arts du cirque grâce au dialogue avec d’autres disciplines. La danse et le théâtre, surtout. Jérôme Thomas ne renie pas cette histoire. Il estime qu’il faut la transmettre et inventer des manières d’en prendre la suite. Dans son titre, Over the Cloud, le spectacle qu’il a conçu avec les onze étudiants du Cnac, porte cet impératif. « Le ‘‘cloud’’, c’est à la fois le nuage et un espace de données dématérialisé en informatique », explique-t-il. Aller au-delà du « cloud », c’est donc lutter contre l’externalisation de la mémoire. Pour Martin Palisse, «   le cirque contemporain est balbutiant, mais il commence à avoir quelque chose à raconter. Grâce à des artistes comme Jérôme Thomas, qui ont derrière eux trente ans de carrière, les jeunes peuvent et doivent se construire des filiations. Hélas, les formations qu’ils reçoivent leur offrent rarement les outils nécessaires à ce travail aussi important que l’apprentissage technique » .

Lorsque Gérard Fasoli, directeur du Cnac depuis 2012, a proposé aux deux jongleurs de mettre en piste ses élèves, Martin Palisse et Jérôme Thomas y ont alors vu l’occasion de partager ces réflexions avec ceux qui leur succéderont sur les pistes et dans les chapiteaux. Une occasion assez inattendue, à vrai dire. En 26 ans d’existence, c’est la deuxième fois que le Cnac fait appel à des circassiens pour monter un spectacle de fin d’études. D’habitude, ce sont des metteurs en scène qui s’y collent : Christophe Huysman, Laurent Laffargue et David Bobée, pour les derniers. La preuve que le cirque contemporain peine à se penser sans référence à d’autres arts. La preuve aussi qu’un tournant s’opère. Over the Cloud s’ouvre sur une marche silencieuse, dans une pénombre presque totale. Lentement, les jeunes interprètes arpentent leur premier grand plateau. Comme pour se familiariser avec ses possibles. Avec ses dangers aussi. La dissolution des arts du cirque au contact des autres disciplines, entre autres. L’obscurité laisse place à une clarté diffuse. Sur les visages, on distingue masques et postiches. Clin d’œil ou pied de nez à la commedia dell’arte  ? Les deux, sans doute. Et surtout, manière de dire que pour avancer, le cirque doit regarder en face ce qui le menace et apprendre à jouer avec son passé. Dans Over the Cloud, le masque ne raconte pas d’autre histoire que celle du cirque lui-même.

Tout au long du spectacle, les interprètes s’en servent d’accessoire dans un jeu complexe d’alternance entre solos et numéros de groupe où chacun pratique tous les agrès. Le fil, la corde lisse, la roue Cyr, les tissus, le main-à-main et la bascule coréenne. Car, selon Jérôme Thomas, «   la transversalité doit maintenant rester circonscrite aux trois grands registres des arts du cirque : l’acrobatique, l’aérien et la jonglistique ». Lui-même a toujours tenu à nourrir son jonglage de rapports intimes avec les arts acrobatiques et aériens. Over the Cloud confirme la richesse d’une telle porosité et son importance pour l’avenir du cirque de création. Car depuis sa création, en 1986, le Cnac a formé une grande partie des artistes majeurs du cirque contemporain. Les collectifs AOC et XY, par exemple, en sont issus. Sans être particulièrement optimistes quant à l’avenir du cirque, qu’ils estiment mis en péril par le succès du cirque de divertissement, Jérôme Thomas et Martin Palisse se réjouissent d’avoir trouvé chez leurs jeunes interprètes une belle écoute. «   Ces artistes qui vont entrer sur le marché du travail sont très inquiets. Tous ont une conscience aiguë de la baisse des budgets alloués à la culture et des offres de travail dans le domaine des arts vivants, et cela les oblige à réfléchir aux différentes manières d’exercer leur travail », observe Martin Palisse.

La dynamique collective d’ Over the Cloud dit l’importance de l’entraide dans un milieu où la précarité est un terreau encore plus propice qu’ailleurs à l’individualisme. Dans leurs multiples variations autour de la marche initiale, les onze élèves du Cnac montrent avec grâce et onirisme ce qui les réunit. Presque anonymes derrière leurs masques, ils ne quittent cette marche que pour montrer la beauté de leurs agrès. Des numéros traditionnels côtoient de jolies trouvailles. De chemin pour équilibriste audacieux, un fil devient corde où s’agrippent des artistes à la poitrine nue et au visage masqué. Et, après un numéro de jonglage classique, les artistes s’amusent à manipuler un sac géant. Une référence savoureuse au langage de Jérôme Thomas, qui a fait de cet objet une de ses marques de fabrique. En s’emparant d’une partie du vocabulaire de Jérôme Thomas, la 26e promotion du Cnac s’est inscrite dans une filiation que chacun pourra ensuite choisir de poursuivre ou non. «   L’important, c’était de leur apprendre qu’en s’inscrivant dans l’histoire du cirque contemporain, il est possible de faire carrière. C’est pourquoi ma présence aux côtés de Jérôme Thomas fait sens dans ce projet. Ensemble, Jérôme et moi leur avons donné un exemple de transmission réussie et porteur de l’espoir dont certains commencent déjà à manquer », souligne Martin Palisse. Tous deux ont aussi insisté auprès de leurs onze interprètes sur la dimension politique du cirque, qu’ils souhaitent voir sortir des salles pour aller jusque dans les écoles, les hôpitaux ou encore les prisons. Jérôme Thomas déplore en effet que «   les formations aient tendance à diriger leurs élèves vers une pratique élitiste, alors que le cirque est l’art populaire par excellence ».

Culture
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