Production ou spéculation ?

Rien ne garantit que l’injection de monnaie ira vers l’économie réelle.

Jean-Marie Harribey  • 29 janvier 2015 abonné·es

La Banque centrale européenne a fini par consentir, au bout de sept ans de crise, à lancer un programme de rachat régulier de titres publics et privés sur le marché secondaire des obligations. Elle avait commencé à le faire dans le cadre du programme OMT [^2], et elle détient déjà environ 300 milliards d’euros de titres publics. Elle avait aussi tenté de refinancer les banques avec les opérations LTRO et TLTRO [^3], sans grand succès, car l’économie productive ne demandant que peu de crédits aux banques, celles-ci avaient peu de besoins de refinancement. Cette fois-ci, la BCE rachètera 60 milliards de titres par mois, de mars 2015 à septembre 2016, soit 1 140 milliards. Est-ce la fin de la crise qui s’amorce à coup sûr ? Non, pour trois raisons.

Contrairement aux commentaires entendus, il ne s’agit pas d’une planche à billets. Ce « refinancement » ne sera réel que s’il y a en amont des financements d’investissement des entreprises. Sinon, ou bien les institutions financières ne vendront pas leurs titres à la BCE parce qu’elles n’auront pas besoin de cash, ou bien elles utiliseront celui-ci pour refinancer des opérations de placements purement financiers, nourrissant ainsi de nouvelles bulles boursières ou immobilières. Le maintien de taux d’intérêt bas grâce ou à cause de cette injection de liquidités fera monter le cours des actions, incitant un peu plus les banques et autres fonds à spéculer. La création de monnaie est vitale pour la dynamique productive mais elle est mortelle pour la stabilité financière. Le deuxième risque tient au fait que la BCE réclame la poursuite et l’amplification des réformes structurelles à des pays enfoncés par l’austérité, comme la Grèce, qui réussit à dégager un excédent budgétaire primaire dans une société en lambeaux ! En plus d’être catastrophique, la baisse des dépenses publiques et des salaires est absurde. Quand il y a crise du capitalisme, en l’absence donc d’investissements privés, la seule bouée ne peut être lancée que par le public pour réamorcer la pompe des investissements et de l’emploi, en acceptant un déficit public utile. Mais, pour cela, il faut combiner ces investissements avec un financement garanti par la Banque centrale. Dès lors, le dogme selon lequel la BCE ne pourrait jamais intervenir sur le marché primaire doit tomber parce que, par définition, une banque centrale n’a pas à être recapitalisée puisqu’elle peut s’autocapitaliser, ayant le pouvoir ultime de créer la monnaie.

Enfin, il faut replacer la décision de la BCE dans le contexte de la situation européenne. Le plan Junker prévoit 315 milliards d’investissements pour relancer la croissance sur trois ans. Or, c’est trois fois moins que ce qu’il faudrait chaque année pendant dix ans pour initier la seule transition écologique. Et on s’en remet au bon vouloir des financiers privés, alors qu’on pourrait créer un Fonds public européen qui achèterait les titres publics avec la monnaie créée par la BCE. Aujourd’hui, nous n’avons aucune garantie que l’injection de monnaie nouvelle ira vers l’économie productive et non pas vers la spéculation, et nous n’en avons pas davantage sur le bien-fondé des investissements s’ils existent. Les deux risques sont liés. Un puits sans fond ou des fonds sans contrôle.

[^2]: Opérations monétaires sur titres.

[^3]: Long term refinancing opérations ; Targeted longer term refinancing opérations.

Chaque semaine, nous donnons la parole à des économistes hétérodoxes dont nous partageons les constats… et les combats. Parce que, croyez-le ou non, d’autres politiques économiques sont possibles.

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