Un moment de vérité

Pour être un bon « solférinien », il vaut mieux ne pas être trop socialiste.

Denis Sieffert  • 26 février 2015 abonné·es
Un moment de vérité

La scène a été vue par des millions de téléspectateurs. Nous étions au soir du 17 février et le gouvernement venait de recourir au fameux article 49-3. Emmanuel Macron était l’invité de David Pujadas sur France 2. Soudain, le visage d’angelot du ministre se crispa. Le regard bleu s’assombrit, le sourcil gauche monta en accent circonflexe. Et le journaliste sembla voué aux gémonies. Pourquoi donc cette colère rentrée ? En raison d’un méchant contre-pied. Car voilà qu’au beau milieu d’un entretien qui s’annonçait aimable, surgit une archive de 2006. On y voyait un socialiste nommé François Hollande qualifiant le 49-3 de « brutalité » et de « déni de démocratie ». Qu’en pensait Emmanuel Macron, lui qui une minute plus tôt justifiait ce dispositif « constitutionnel »  ? « À chaque moment sa vérité », dit-il sèchement. Voilà, c’est aussi simple que ça. Le petit père Queuille n’aurait pas désavoué cette formule quasi-pirandellienne, lui qui avait l’habitude d’avertir que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient ». Mais la phrase d’Emmanuel Macron est moins drôle. Elle n’est que cynique et ravageuse.

Que peuvent en déduire nos concitoyens, sinon que tout est faux, que la parole politique n’a pas de valeur, et que la démocratie est un jeu de dupes ? Et qu’il est urgent, au mieux, de s’abstenir et d’aller cultiver son jardin. Au fond, la réplique du ministre s’inscrit dans une certaine logique après trois semaines de débat au cours desquelles l’exécutif a mobilisé toute une sémantique faussement apolitique. Il n’a été question que de « réforme » – un mot qui est passé en quelques années de gauche à droite –, et de « pragmatisme », comme si, décidément, il fallait chasser la politique de notre vocabulaire, et bannir la moindre référence à une conflictualité sociale. Le jeu a consisté à mettre en scène un antagonisme en trompe-l’œil, entre « mouvement » et « immobilisme », « réformateurs » et « conservateurs ». Sans parler de cette stupéfiante assurance avec laquelle on s’approprie l’opinion des Français : « Les Français veulent que… », entendu cent fois mais jamais démontré, si ce n’est par de hasardeux sondages qui sont eux-mêmes des tours de passe-passe face à la complexité d’un texte qui va du travail dominical à l’agrandissement des affiches publicitaires dans les stades de football. Si bien qu’au total on a l’impression d’une formidable entreprise de désinformation. C’est évidemment aux frondeurs de son propre parti que le tandem Valls-Macron a réservé ses coups les plus durs. Ceux qui veulent que « rien ne change » et qui, pour cela, pratiquent volontiers « l’obstruction ». Car, par un stupéfiant renversement, ce sont ceux qui se réfèrent aux promesses de campagne du candidat Hollande qui sont accusés de trahison. C’est eux que l’on soupçonne de « postures » d’avant congrès, et que l’on dit dépourvus de convictions. À cela, il faut ajouter la violence du verbe. C’est la méthode Valls. Le Premier ministre n’a pas hésité à invoquer la lutte contre le terrorisme pour tenter de mettre au pas ses députés. Ne pas voter la loi Macron, ce serait compromettre l’unité nationale. On se demande jusqu’où il peut aller dans cette voie.

Et nous en sommes arrivés à ce point où les amis du non socialiste Emmanuel Macron – il n’est pas membre du parti – demandent l’exclusion des députés socialistes qui invoquent la tradition sociale de leur mouvement. Pour être un bon « solférinien », comme dirait Mélenchon, il vaut mieux ne pas être trop socialiste. Et cette logique doublement suicidaire, pour le parti et pour le pays, n’a pas fini de se dérouler devant nous. Car voilà que se profile un autre débat. Une loi Rebsamen, du nom du ministre du Travail. Au menu, dérogations aux 35 heures et création d’une prime d’activité destinée à inciter les chômeurs à accepter un travail à bas salaire. Arrêtons-nous un instant sur cette dernière mesure. Elle éclaire toute la politique gouvernementale, et même européenne.

Faute de pouvoir réduire le chômage par le haut, on entreprend de le combattre par le bas, par un mouvement de tiers-mondisation de notre société. À l’image de ce modèle allemand, avec ses chiffres du chômage plutôt avantageux et son cortège grandissant de travailleurs pauvres. Il faudra déployer des trésors de vocabulaire pour convaincre l’opinion que ce n’est pas là une politique libérale. Les frondeurs auront peut-être cette fois l’occasion de se compter, et de nous dire qui ils sont. Aujourd’hui, on peut entendre leur discours : combattre à l’intérieur pour ne pas laisser le parti à son courant le plus droitier. Mais, qu’en sera-t-il après le congrès si Manuel Valls réussit son OPA et s’il n’y a décidément plus rien à espérer du côté de la rue de Solférino ? Le mois de juin, c’est bientôt. Il ne faudrait pas que les frondeurs nous disent que « chaque moment a sa vérité ».

P.-S. : Je n’ai pas pu évoquer ici la nouvelle affaire Cukierman. C’est le sujet de la chronique de Sébastien Fontenelle (p. 29). Disons tout de même que présenter, comme l’a fait François Hollande, un plan de lutte contre l’antisémitisme devant un cénacle dont le président fait l’éloge de Marine Le Pen et le procès des « jeunes musulmans », c’est exactement ce qu’il ne faut pas faire. Nous y reviendrons.

Une analyse au cordeau, et toujours pédagogique, des grandes questions internationales et politiques qui font l’actualité.

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