Eyal Sivan : « Israël est déjà confronté au binationalisme »

Les élections législatives du 17 mars s’annoncent très serrées entre la droite et une liste de centre gauche. Mais l’événement réside dans l’existence d’une liste arabe unie.

Denis Sieffert  et  Ayman Khadre  • 12 mars 2015 abonné·es
Eyal Sivan : « Israël est déjà confronté au binationalisme »
Eyal Sivan est producteur, réalisateur, notamment d’ Un spécialiste, portrait d’un crimminel moderne, coréalisé avec Rony Brauman (1999), et de Route 181, coréalisé avec Michel Khleifi (2004).
© Charles Thiefaine

Le cinéaste israélien Eyal Sivan est un observateur très attentif de la vie politique de son pays, indissociablement liée à la question palestinienne. Il nous livre ici son analyse de la campagne électorale et trace quelques hypothèses pour l’avenir d’un conflit que la droite israélienne a tenté, en vain, d’effacer de ses discours.

Benyamin Netanyahou peut-il être battu par l’Union sioniste [^2] de Livni et Herzog aux prochaines élections israéliennes ? Qu’est ce que cela peut changer ?

Illustration - Eyal Sivan : « Israël est déjà confronté au binationalisme »

Eyal Sivan : Avec le système électoral israélien, Netanyahou peut être battu aux élections mais être le seul à pouvoir former un gouvernement par un jeu d’alliances. Les deux principales listes sont très proches l’une de l’autre. Les sondages leur donnent 23 ou 24 députés chacune. C’est la raison pour laquelle il faut raisonner en blocs et non pas en personnes. En 2013, ce n’est pas Netanyahou mais Tzipi Livni qui a remporté les élections, mais lui a obtenu le soutien de nombreux partis. Ce peut être le cas cette fois encore, car le bloc de droite, appuyé par l’extrême droite, semble plus fort que le « bloc sioniste » de centre gauche. Mais il lui faudra composer avec une série de petits partis qui ne peuvent s’entendre entre eux. L’autre solution – la pire selon moi mais pas inenvisageable si aucun des deux blocs n’arrive à trouver une majorité – serait celle d’un gouvernement d’union nationale avec, d’un côté, Netanyahou et ses 23 ou 24 députés, et de l’autre Livni et Herzog avec un nombre équivalent de sièges, ce qui revient à 45 élus, soit 41 % ou 42 % du Parlement. Ils seraient alors obligés de s’appuyer sur les partis du centre comme Yesh Atid (Notre Avenir) de Yaïr Lapid. Le recours à Lapid empêche toute coalition avec les partis religieux, mais cela ne posera sans doute pas de problème puisque le dissident Moshe Kahlon, ex-ministre du Likoud, pourrait faire l’appoint. Il se positionne sur le thème social et le thème ethnique et dénonce le manque de représentation des juifs orientaux dans la classe politique israélienne. Kahlon est crédité de 8 ou 9 députés, ce qui serait suffisant pour constituer une coalition. L’alliance avec Kahlon et Lapid écarterait les partis d’extrême droite, dont celui de Naftali Bennett. Il faut ensuite voir les conséquences d’un gouvernement d’union nationale. Ce type de gouvernement a la caractéristique d’offrir une image plus modérée, qu’il utilise généralement pour mener des opérations militaires.

Vous écartez la victoire du bloc sioniste grâce à une alliance avec le parti arabe uni, qui récolterait 13 à 14 sièges ?

Revenons d’abord sur deux événements majeurs de la campagne. Tout d’abord, les partis arabes ont enfin mis leur orgueil de côté et se sont unis. La raison de cette union se trouve paradoxalement dans la réforme d’Avigdor Lieberman qui a augmenté le pourcentage de voix nécessaire pour obtenir un siège au Parlement, cela afin de jeter les partis arabes israéliens hors de la Knesset. Cette réforme a eu l’effet inverse. : les partis arabes se sont unis, le taux d’abstentionnisme chez les citoyens arabes israéliens a baissé de 20 % et on crédite ces partis de 13 députés. Ce qui en ferait la troisième force au Parlement. Pour répondre à votre question, il faut dire que le consensus au sein des formations de centre et de droite pour exclure les partis arabes du jeu politique et la prise de position de l’Union sioniste en faveur du rejet de la candidature de la députée arabe Haneen Zoabi aux élections législatives ont rompu toute possibilité de dialogue. Les Arabes sont donc exclus de toute coalition : les élections sont juives et les alliances se font entre juifs. Le problème qui se profile est que, en cas d’union nationale, le parti d’union (arabe) deviendrait le leader de l’opposition israélienne avec un statut constitutionnel privilégié. Le leader d’opposition a en effet le droit de diriger des commissions parlementaires importantes. Pour la première fois, Israël serait confronté au binationalisme. Cette possibilité est très intéressante car il y a tout d’un coup un enjeu arabe dans la campagne électorale, chose qui était inimaginable il y a quelques années. Les Israéliens se retrouvent face au danger démographique avec un poids électoral arabe important. La question palestinienne, qui était totalement absente de la campagne, revient donc en force avec la présence des partis arabes. Un autre événement important est la montée de la contestation socio-économique sur fond d’opposition à la politique ultralibérale menée par le trio Netanyahou, Lapid et Bennett. Comme lors de l’élection de Menahem Begin en 1977 [^3], la contestation vient de la communauté juive orientale, qui se sent ignorée. Cette contestation est reprise par trois partis : deux partis religieux et le parti de Moshe Kahlon, qui a une ligne clairement sociale orientale. En conclusion, la question arabe est au cœur des élections israéliennes avec les juifs d’origine arabe d’un côté, pour les questions socio-économiques, et les Arabes israéliens sur la question de la Palestine. Alors que tout avait été fait pour ne pas en parler…

On assiste toujours, en période électorale, à une réactivation du thème sécuritaire. C’est l’argument de Netanyahou avec la « menace nucléaire iranienne ».

La question sécuritaire a toujours été à la base de l’existence politique de Netanyahou. Son discours vise à accréditer l’idée que l’État d’Israël est un rempart de l’Occident contre le jihadisme international, contre l’État islamique, l’Iran et ses satellites. Tout ça dans un vaste amalgame. Dans ce discours, la question palestinienne n’est plus qu’un épiphénomène, l’enjeu majeur devenant la lutte du monde éclairé contre l’obscurantisme. Vu à travers ce prisme, la question palestinienne est avant tout « terroriste » puisque Daesh, le Hezbollah et le Hamas sont, selon cette vision, des membres éloignés d’une seule et même famille. Par conséquent, il n’y a pas à discuter de la solution au problème palestinien, mais il faut empêcher les territoires peuplés par les Arabes de devenir des bastions du jihadisme mondial. Cela permet également à Netanyahou d’évacuer les contestations socio-économiques portant sur le coût faramineux du logement et la vie chère en Israël. En comparaison, le coût de la vie à Tel-Aviv est plus élevé qu’à Paris, alors que le revenu israélien moyen est plus bas qu’en France. Et, dans le même temps, il y a une grande concentration de richesses non redistribuées. Les Israéliens souffrent de la pauvreté, qui touche d’abord les Arabes israéliens et les juifs orthodoxes, puis les petites villes peu développées, habitées en majorité par des juifs orientaux. Benyamin Netanyahou met la population israélienne face à cette alternative : vous devez choisir entre la sécurité sociale et la survie de l’État. Jusqu’à présent, il a réussi à convaincre les franges les plus pauvres de la population de la nécessité de la politique sécuritaire. Pour comprendre ce paradoxe, il faut aborder une ambiguïté intéressante liée à la société israélienne. Même les juifs opposés au discours sécuritaire de Netanyahou et à la rhétorique de menace iranienne – qui risque de fragiliser les relations avec les États-Unis – ont du respect pour son indépendance et son courage lorsqu’il tient tête à l’administration américaine et à la communauté internationale. C’est le retour à l’imaginaire du « nouveau juif » qui n’a pas peur et qui ne plie pas face aux nations. Et Netanyahou utilise cet argument lorsqu’il accuse la gauche de vouloir courber l’échine face aux critiques internationales.

La question palestinienne n’est tout de même pas complètement absente de la campagne. La droite tente de l’ignorer, mais le centre gauche plaide pour une relance du processus de paix. Ce sont là deux stratégies…

Ce sont en effet deux stratégies qui s’affrontent. Cependant, en plaidant pour une relance du processus de paix, les partis centristes veulent surtout repousser la menace démographique. Ils craignent que l’évolution démographique ne débouche soit sur la fin de l’État juif [la population arabe devenant majoritaire, NDLR], soit sur le maintien et l’aggravation d’une « démocrature », régime à la fois démocratique pour les juifs et dictatorial dans les Territoires occupés. Au contraire, la droite ignore les Palestiniens en continuant la colonisation jusqu’à une annexion de fait des Territoires occupés.

Dans une telle configuration, l’État binational ne serait pas une solution voulue mais un état de fait subi. Ce serait un État d’Israël du Jourdain à la Méditerranée avec une situation d’apartheid pour les Palestiniens.

On peut même estimer que l’État binational est déjà en place dans les faits. C’est Israël qui donne l’autorisation ou non au chef de l’Autorité palestinienne de sortir du territoire, et c’est la Knesset qui décide qui peut entrer ou sortir de Gaza. Et l’armée israélienne entre à Ramallah lorsqu’elle le souhaite. C’est cela, la « démocrature ». On peut faire un parallèle avec l’Afrique du Sud, qui se définissait comme une démocratie pour les Blancs, non pour les métis et les Noirs. La question n’est pas de savoir si Israël va devenir ou non un État binational, mais si un processus de démocratisation est possible. Une hypothèse serait l’annexion des territoires palestiniens, avec la mise en place d’une législation de ségrégation. La difficulté serait de justifier cela vis-à-vis du monde. L’alternative est celle proposée par la députée arabe Haneen Zoabi et reprise par les partis arabes. Il s’agit de passer d’un État juif à un État de tous ses citoyens avec une seule citoyenneté sur l’ensemble du territoire.

[^2]: La liste formée par la centriste Tzipi Livni et le travailliste Isaac Herzog.

[^3]: La victoire de Menahem Begin en 1977 est la première de la droite après vingt-neuf années de pouvoir sans partage des travaillistes. Ce basculement historique devait beaucoup à une « révolte électorale » des juifs orientaux qui se sentaient délaissés par les juifs européens, fondateurs de l’État.

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