« Il faut que vous voyiez ! »

Thierry Gervais et Gaëlle Morel signent une histoire de la photographie de presse. Avec le devoir d’informer et d’aguicher.

Jean-Claude Renard  • 26 mars 2015 abonné·es

En janvier, c’était le choc en Angleterre. The Sun décidait de supprimer sa photo de mannequin dénudé de sa page 3. Une page publiée depuis 1970 sur une idée de Rupert Murdoch, censée incarner le renouveau d’un journalisme plus populaire, au moment de relancer le tabloïd. Fin du téton racoleur, donc. Cette anecdote ne figure pas dans cette histoire de la photographie de presse, la Fabrique de l’information visuelle, de Thierry Gervais et Gaëlle Morel. Elle aurait pu, tant elle participe de cette saga.

Une saga qui remet loin. En août 1843, le journal l’Illustration publie une gravure du fort de Veracruz, réalisée « d’après une prise au daguerréotype ». Rien ne distingue cette illustration des autres, sinon cette mention. Au reste, qu’il s’agisse d’une photographie, d’un dessin, d’une peinture, toute image passe entre les mains d’un graveur. Ses années sont comptées, quand bien même la photographie ne provoque pas encore l’engouement des éditeurs de presse. Tout juste précise-t-on donc en légende « d’après photographie », parce que celle-ci est systématiquement retouchée pour correspondre aux standards illustratifs. Quelques décennies plus tard, la photographie se mêle encore au dessin, dans une iconographie hybride. Pionnier parmi les pionniers, Nadar se fait visionnaire en légendant une série de clichés dans le Journal illustré (1886) : « Il ne suffit pas de dire : il faut prouver, il faut faire voir ! Il faut que je vous fasse voir ! Il faut que vous voyiez ! » Chaque fois, le verbe voir est écrit en italique. Place donc à l’image. D’autant qu’à la fin du XIXe siècle, la similigravure, procédé de reproduction photomécanique, change la donne. Elle permet aux éditeurs de s’affranchir des graveurs. Elle a certes l’inconvénient de la monotonie, mais aussi l’avantage de la souplesse, du gain de temps et d’une économie financière.

En 1904, dans l’Illustration, dirigé par René Baschet, le nombre de photos dépasse celui des illustrations. Le pli est pris. Il s’agit de gagner en efficacité narrative et surtout de se placer sur un marché où la concurrence devient féroce. Cette même année, Maurice Branger et Marcel Rol fondent leurs agences de photographie de presse pour couvrir l’actualité générale et viser une plus large diffusion. On est déjà dans la banque d’images dans laquelle va puiser la presse, comme le Petit Parisien, et déjà le lecteur ne lit plus un journal illustré mais feuillette un magazine. Les avancées technologiques dont bénéficie le matériel vont servir les photographes dans la mobilité nécessaire au reportage, dans la fabrication de l’information. Des photographes à peine cités alors. Léon Gimpel fait partie des premiers à sortir de l’anonymat, comme James H. Hare, outre-Atlantique, sur le front de guerre entre le Japon et la Russie, qui ne représente plus une scène de bataille, mais présente la bataille.

Dans l’entre-deux-guerres, des journaux comme Vu et Life, épaulés par un directeur artistique, aux mises en page soignées, aux rythmes de lecture différents, donnent un nouveau coup de collier. En prise directe avec l’actualité, le photographe a gagné ses galons, acquérant le statut de journaliste. Son nom est maintenant une valeur ajoutée, brandie parfois à la une. Ici Tim Gidal et Gisèle Freund, là Erich Salomon et Martin Munkácsi, rivalisant de virtuosité, construisant l’âge d’or du photojournalisme. Puis, avec Capa et Magnum, au plus près du sujet, le lecteur se fait spectateur. Il s’agit toujours d’informer. Bientôt, ce devoir s’accompagne d’une autre obligation : séduire son lecteur, aguicher, en traquant l’émotion, flirtant avec la pipolisation. Les têtes couronnées font les couvertures, mais pas seulement. Le magazine allemand Stern l’a bien compris, plaçant dans les années 1970 des femmes nues en couverture. Comme The Sun et sa page 3. De quoi vouloir sortir de la presse pour certains photographes, viser une reconnaissance institutionnelle ou les festivals, faisant la part belle à leur travail.

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