La loi qui irrite les médecins

La réforme de la ministre Marisol Touraine entre en discussion à l’Assemblée nationale le 31 mars. De nombreux praticiens libéraux décrètent ce jour « santé morte ».

Ingrid Merckx  • 26 mars 2015 abonné·es
La loi qui irrite les médecins
© Photo : AFP PHOTO / JOEL SAGET

Elle était très attendue, cette nouvelle « stratégie nationale de santé ». A priori, la ministre de la Santé, Marisol Touraine, s’était appuyée sur des études bien accueillies par le secteur médical, comme le rapport Cordier de 2013. En raison notamment des grèves suscitées par le projet de tiers payant généralisé (TPG) à la fin 2014, la ministre a monté, en février, des groupes de travail avec les différents acteurs pour discuter du projet de loi. Le 17 mars, à l’ouverture des discussions en commission des Affaires sociales, les crispations ont pourtant grimpé d’un cran. Cinq jours avant, le Conseil national de l’ordre des médecins avait déclaré son opposition à la loi, tout en reconnaissant avoir entendu « les affirmations réitérées par la ministre de garantir la liberté d’installation et l’indépendance des professionnels. » Le vote du TPG, le 19 mars, a mis le feu aux poudres. La plupart des syndicats de médecins libéraux ont appelé au retrait de la loi et organisé une journée « santé morte » le 31 mars, date de l’arrivée du texte à l’Assemblée. Sur le fond, c’est une loi fourre-tout, où il est aussi bien question de gouvernance que d’accès aux soins, de prévention et d’organisation des soins. Elle comporte des avancées : une extension des droits des proches des patients, notamment en psychiatrie, la mise en place d’opérations de testing contre les discriminations, l’expérimentation de salles de consommation de drogues à moindre risque, l’instauration d’actions collectives en justice en matière de santé. Mais, sur la prévention, l’ensemble « relève de la déclaration de bonnes intentions sans plan d’action en faveur du développement de la médecine scolaire », déplore le Syndicat de la médecine générale (SMG). Pas de revalorisation non plus de la médecine du travail. Le débat nécessaire sur la fixation du prix des médicaments s’effectue en parallèle. Et la ministre a fait l’impasse sur la réforme de la tarification à l’activité (T2A) à l’hôpital. De nouvelles dispositions suscitent des inquiétudes, tels le retour en force du dossier médical personnel et le partage des dossiers entre professionnels médicaux et socio-médicaux : quel respect du secret médical ? Mais les débats se cristallisent surtout sur trois sujets : le TPG, la place de l’hôpital dans le système de soins et le plan d’économies.

Le tiers payant généralisé

C’est la mesure phare de la loi. Celle avec laquelle le gouvernement espère se racheter une conscience car elle est populaire. Elle figurait parmi les propositions du rapport de la sénatrice Aline Archimbaud sur l’accès aux soins des plus démunis. Globalement, sa mise en place progressive jusqu’en 2017 pourrait permettre un meilleur accès aux soins. Raison pour laquelle elle reste défendue par le SMG, les collectifs d’usagers et Médecins du monde. Mais cette usine à gaz repose sur une avance de frais partagée entre la Sécurité sociale et les complémentaires, et marque donc l’entrée de celles-ci dans le groupe des financeurs des soins courants. À chaque consultation, le médecin devra calculer la part d’assurance-maladie et la part complémentaire du patient. La plupart des libéraux redoutent une explosion des tâches administratives et des retards de règlement. La ministre a assuré que le délai de remboursement n’excéderait pas sept jours, mais ils redoutent d’avoir à « courir » après les quelque 600 mutuelles qui couvrent le secteur. Et le problème n’est pas que financier : ils craignent que cette mainmise des complémentaires sur le système de financement général ne vienne entraver leur liberté d’exercice. Surtout, le TPG ne remet en cause ni les dépassements d’honoraires ni les franchises médicales (qui rapportent 1,6 milliard d’euros). D’après un amendement passé le 19 mars, ces dernières pourraient désormais être débitées directement sur le compte du patient. La Confédération des syndicats médicaux français (CSMF) plaidait pour une carte à débit différé, combinaison entre la carte Vitale et les cartes de crédit, les banques ne prélevant le montant de la consultation qu’une fois le remboursement effectué. « Mais c’est de l’histoire ancienne », déplore le docteur Patrick Gasser. Président de l’Union des médecins spécialistes confédérés (UMESPE-CSMF), il estime que la ministre a rompu le dialogue en ne retenant aucune de leurs propositions. Derrière l’opposition au TPG ressurgit la peur séculaire des médecins libéraux de dépendre des financeurs. « Ils réalisent qu’il valait mieux négocier avec l’assurance-maladie qu’avec des complémentaires régies par des logiques de concurrence, analyse le sociologue Frédéric Pierru. Le capitalisme sanitaire menace, mais les médecins ont contribué à faire émerger le pouvoir des complémentaires. »

La place de l’hôpital

D’un côté, la Fédération hospitalière de France (FHF) déplore que la loi de santé vienne ouvrir les missions de l’hôpital public aux structures privées. De l’autre, l’UMESPE-CSMF s’offusque de la logique hospitalo-centrée d’une loi qui recentre les missions de service public sur l’hôpital public. « Elles ont toutes les deux raison, tranche Frédéric Pierru. Cette loi réunifie les missions de l’hôpital (urgences 24 h/24, formation, recherche, prise en charge des maladies chroniques, etc.) tout en permettant que des structures privées ou semi-privées s’en saisissent. Celles-ci ne pourront plus faire leur marché parmi les missions de service public les plus intéressantes pour elles. Si elles veulent y prendre part, et donc bénéficier de financements publics, il leur faudra les assumer toutes. »

Le plan d’économies

Le plan général impose 3 milliards d’euros d’économies à l’hôpital d’ici à 2017. Les 22 000 suppressions de postes sont actées dans un secteur déjà « à l’os ». Ce qui va se traduire par une dégradation des conditions de travail (voir page suivante). Ainsi, le virage ambulatoire (la suite des soins, notamment après une opération, devant être de plus en plus assurée « en ville » plutôt qu’à l’hôpital) passe moins pour une volonté de moderniser la prise en charge que pour une politique de suppression de lits. « La vraie loi de santé, c’est bien davantage le prochain projet de loi de finances de la Sécurité sociale », grince Frédéric Pierru. Reste à savoir ce qui va sortir des affrontements en cours.

Société Santé
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