« On pense que la France, c’est le paradis… »

À Valence, dans la Drôme, huit jeunes de 16 à 17 ans sont accompagnés par des associations de soutien aux migrants qui découvrent la problématique des mineurs isolés étrangers. La moitié a subi des tests osseux.

Ingrid Merckx  • 12 mars 2015 abonné·es
« On pense que la France, c’est le paradis… »
© Photo : Ingrid Merckx

Il montre son poignet, puis ses dents. Grand, carré, les traits juvéniles, on lui donnerait 15 ans. C’était à sa descente de l’avion : dans un franglais baroque et précipité, Navjot tente d’expliquer comment ses examens médicaux se sont déroulés. « Minor ! France is good ! », sourit-il en levant le pouce. Les tests osseux, c’est comme un sésame pour ces jeunes étrangers qui viennent seuls en France, sans famille, sans ressources et parfois sans papiers. « Évalués » mineurs, ils sont pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance (ASE), censée leur assurer un toit, des repas et un accompagnement socio-éducatif. Majeurs, ils en sont exclus et sont traités comme des étrangers lambda, de nouveau en galère après des semaines, voire des mois, de voyage souvent périlleux et traumatisant.

Les mineurs isolés étrangers (MIE) deviennent visibles au début des années 1980 avec l’arrivée de jeunes Tziganes et Roms de Yougoslavie, mais surtout en 1990 avec celle des Algériens fuyant la guerre et se réfugiant à Marseille, selon Jean-François Martini, du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

  • Les MIE représentent 2 % à 6 % des enfants bénéficiant des mesures de protection au titre de l’enfance en danger.

  • Plus de 80 dispositifs existent dans 48 départements, d’après la plateforme InfoMIE.

  • 250 euros par jeune : c’est le montant de l’évaluation de minorité, réalisée en cinq jours, financée par l’État.

  • En 2012, à Paris, 50 % des jeunes se déclarant mineurs ont été exclus par France Terre d’asile de l’Aide sociale à l’enfance du fait d’une évaluation de majorité ou de « non-isolement ».

  • 21 jeunes étrangers dormaient dans la rue chaque nuit à Paris en janvier 2012.

  • 4 000 MIE ont été pris en charge par les départements en 2013 au lieu des 1 500 prévus, pour un coût représentant 10 % du budget de l’ASE mais moins de 1 % des budgets des départements.

  • Le 7 juin 2013, lors de la visite du Défenseur des droits à la Permanence d’accueil et d’orientation des MIE (Paomie), à Paris, 75 jeunes étaient accueillis la journée et 49 la nuit avec un encadrement de 4 éducateurs seulement.

  • 8 000 évaluations ont été réalisées sur des MIE entre juin 2013 et mai 2014, selon la Gazette des communes. La moitié d’entre eux auraient été reconnus mineurs. 87 % sont de sexe masculin.

Sur les huit jeunes présents cet après-midi de février à l’Association de solidarité avec tous les immigrés (Asti) de Valence (Drôme), la moitié lève la main quand on évoque les tests osseux. Adidas ou Nike aux pieds, jean ou survêt, bonnets ou gel, ils ont l’air d’une équipe de foot, d’adolescents comme les autres. À cette différence que certains n’ont pas de papiers d’identité et ne parlent pas français : deux Albanais, un Indien, un Sénégalais, quatre Maliens. « Les mineurs isolés, c’est nouveau pour nous », confie Martine, de l’Asti, association créée en 1973 et qui propose accueil, accompagnement juridique, cours de français et ateliers de théâtre. Presque tous ses bénévoles sont venus assister à cette réunion. C’est José, un jeune de la Manu, foyer de jeunes travailleurs, qui a repéré les adolescents lors d’un repas au restaurant social. À table, il a compris que certains dormaient « dans des bureaux ». Il est venu trouver la Ligue des droits de l’homme (LDH). « Le conseil général paie l’hôtel et la restauration, sauf le week-end, où les jeunes ont chacun 30 euros pour se nourrir, explique Françoise, de la LDH. Pour le reste, ils sont livrés à eux-mêmes. Aucun suivi administratif ni socio-éducatif [^2]. » Les membres de la LDH de Valence connaissaient des mineurs isolés via des permanences dans des foyers de migrants. « Mais ils n’étaient pas laissés dans la nature ! Avec l’Asti, on a mis en place un accompagnement, avec suivi des dossiers, cours de français et présentation aux tests du CIO [centre d’information et d’orientation, NDLR], qui doivent leur permettre d’envisager une scolarisation ou une formation. »

Installés autour d’une grande table ronde où tourne un gâteau au chocolat, les militants associatifs s’adressent aux jeunes comme à des copains de leurs enfants ou petits-enfants. Ils ont 16 ou 17 ans et sont arrivés depuis moins de quatre mois. D’abord par Paris ou Lyon, « by plane », comme les deux Albanais, ou Saint-Étienne, comme Momar, le Sénégalais, après avoir transité par Casablanca, Barcelone et Turin. Ou directement à Valence, conseillés par un réseau, un passeur ou un ressortissant de leur pays d’origine croisé sur le trajet de leur interminable parcours. « Vous formez un groupe, c’est une force !, lance Françoise. Restez ensemble, ça vous protégera des “bad guys” dehors. Si quelqu’un vous fait une proposition douteuse, parlez-en entre vous ou venez nous trouver ! » « Sinon à la police ! », lance quelqu’un.

Interrogations. De quoi peuvent-ils parler ? À qui ? Comment ? Quelles informations taire pour le bien de leur dossier ? C’est le principal sujet de conversation cet après-midi-là. Par exemple, certains ont quitté des familles très pauvres, des pères maltraitants, des mères seules et handicapées… Si les autorités apprennent, dans leurs « récits de vie », qu’ils ont une famille, vont-elles les renvoyer ? L’ASE, est-ce comme la préfecture ? Et entre eux, parlent-ils de ce qu’ils ont traversé ? Ali secoue la tête. Contrairement à Travis, l’un des deux Albanais, suffisamment à l’aise pour s’exprimer, dans un anglais assez fluide et volubile, devant la trentaine de personnes réunies, Ali préfère confier son histoire dans un bureau à part. Le jeune homme a quitté le Mali, « la guerre », un père décédé, une mère sans ressources et quasi aveugle pour la Mauritanie. Puis le Maroc. À Tanger, il a pris une pirogue pour rejoindre la côte espagnole. Dix-huit personnes sont mortes pendant la traversée. Lui non plus ne savait pas nager. Sa voix se brise. « Quand je raconte ça, les larmes me montent aux yeux », s’excuse-t-il. Silence. Gibraltar… Il peine à reprendre. S’accroche à du concret : « Tenerife, le camp… » La prise en charge avec d’autres jeunes « parce qu’on est mineurs ». Les Espagnols lui ont remis 320 euros. Avec cet argent, il a pris un billet pour Barcelone, où un Sénégalais lui a dit que l’Espagne, c’était « pourri ».

Dans le train pour Paris, un « chico » lui a dit qu’il y avait trop de mineurs dans la capitale, qu’il ferait mieux de se rendre à Valence… « Je suis retourné à Paris hier, abrège-t-il. Pour récupérer ma carte d’identité au consulat. » Ali a peur de perdre ses papiers, il voudrait les confier au conseil général. C’est son obsession du jour. Il se tient un peu à l’écart du groupe, reste souvent dans sa chambre. Dès qu’il gamberge, il se plonge dans le dictionnaire. « Quand je rêve, souffle-t-il, je pense à ma mère. Quand je mange quelque chose, je la revois aller à l’association qui nous fournissait des repas à Bamako… Ce que je voudrais, c’est suivre une formation dans la restauration. » Et plus tard ? « Ouvrir un kebab en France… Me marier… » « France is good ! », tranche Navjot en s’asseyant à côté de lui. Originaire du Pendjab, il n’a pas dans le regard ce puits sombre qui flotte dans celui d’Ali ou de Pamela. Gai, énergique, les cheveux noirs coiffés en une brosse de biais assez étudiée, il porte un petit blouson noir luisant. « Tout est français », sourit-il en désignant une tenue probablement pas « made in France ». Il évoque un père alcoolique et débite les informations avec des gestes rapides : « India no study, France good to study… »

S’il ne comprend pas tout ce qu’il entend, Navjot ne perd pas une miette de ce qui se passe. Il est en éveil. Sur ses gardes ? Son pied qu’il agite sans cesse fait trembloter la table. Mais il a l’air plus déterminé que stressé. « India no help. No argent. No life. » Il s’est fait voler son sac à l’aéroport. Là, un homme l’a vu pleurer. Il fait le geste d’essuyer des larmes avec ses poings. Il n’avait plus ni papiers ni bagage. C’est alors qu’il a passé des tests osseux. Il montre de nouveau son poignet et ses dents. « France is good, répète-t-il encore. Food, room, school ! » « On pense que la France, c’est le paradis, qu’on va manger du chocolat… En fait, c’est l’enfer », lâche Pamela en se laissant tomber sur une chaise, l’air sombre sous ses dreadlocks. Petites lunettes noires, teddy rouge et blanc, pantalon de survêt bleu, Pamela ne fait pas vraiment partie du groupe. Elle est arrivée en France il y a quatre ans. Elle avait 16 ans et demi. « Je faisais tellement jeune qu’on ne m’a pas fait passer de tests osseux », se souvient-elle. Aujourd’hui, elle a peur de se retrouver à la rue. Mariant une syntaxe élégante avec un ton désabusé, elle choisit ses mots et arbore l’attitude un peu distanciée de ceux qui comprennent tout un petit temps avant tout le monde. De son passé, elle parle avec réticence. Glisse qu’elle a quitté le Rwanda avec le fils de la famille chez qui elle vivait, qu’elle est passée par le Burundi avec une autre fille, et qu’elle est aujourd’hui hébergée par une famille d’accueil en compagnie d’autres jeunes, avec qui « c’est compliqué ». Ce qu’elle voudrait, c’est « un endroit où être tranquille ». Sa famille d’accueil aurait proposé de l’adopter. « Je ne vais pas les appeler papa et maman ! Je ne sais même pas ce que c’est, une maman… », panique-t-elle. Martine, de l’Asti, s’assied et lui parle des Apprentis d’Auteuil, une nouvelle piste. « Tu ne seras pas à la rue, tu ne seras pas sans rien », la rassure-t-elle en lui posant une main sur le bras.

Retour dans la salle de réunion où les huit garçons s’apprêtent à repartir. Pamela accepte un jus de fruit et se déride un peu en parlant reggae. L’interprète albanaise a laissé place à José, le garçon de la Manu qui se charge de traduire en aparté. La discussion porte sur les tests du CIO et l’importance de s’engager dans un projet de scolarité ou de formation. Mais le temps que cela se mette en place, combien approcheront les 18 ans ? Et combien pourront poursuivre ce qu’ils auront tout juste commencé à organiser ?

[^2]: Le conseil général n’a pas répondu dans les délais aux sollicitations de Politis.

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